Patrice Beray (avatar)

Patrice Beray

Journaliste, auteur

Journaliste à Mediapart

180 Billets

1 Éditions

Billet de blog 19 avril 2015

Patrice Beray (avatar)

Patrice Beray

Journaliste, auteur

Journaliste à Mediapart

L’Afrique du Sud dans le défilé de ses deux dernières générations d'artistes

Lu par Nelson Mandela en mai 1994 lors de l’ouverture de la session parlementaire du premier gouvernement démocratiquement élu en Afrique du Sud, le poème « Die Kind » (« L’enfant ») d’Ingrid Jonker (1933-1965) connaît un singulier devenir.

Patrice Beray (avatar)

Patrice Beray

Journaliste, auteur

Journaliste à Mediapart

Illustration 1
Erik Laubscher

Lu par Nelson Mandela en mai 1994 lors de l’ouverture de la session parlementaire du premier gouvernement démocratiquement élu en Afrique du Sud, le poème « Die Kind » (« L’enfant ») d’Ingrid Jonker (1933-1965) connaît un singulier devenir.

Ce poème dédié à un enfant noir assassiné par la police dans les bras de sa mère dans le township de Nyanga au Cap, peu après les tueries de Sharpeville en 1960, est le symbole de cette Afrique qu’appelle l’historien et chercheur en science politique Achille Mbembe quand il stipule qu’« il n’y a pas de monde sans circulation libre des hommes ». Il « crie Afrique […] dans les townships du cœur ceinturé / L’enfant lève les poings contre son père / au défilé des générations ». Il « est partout l’enfant qui voulait jouer au soleil de Nyanga » dont Ingrid Jonker est allée voir le cadavre au poste de police avant de le mettre dans son poème. Afin que

« l’enfant passé homme enjambe l’Afrique
l’enfant géant voyage de par le monde

Sans papiers »

Confrontés à un contexte d’histoire coloniale durement enraciné puis à un tout aussi lourd héritage postcolonial, les poètes sud-africains, sensiblement depuis les années 1980, c’est-à-dire avant même la libération de Nelson Mandela, n’ont eu de cesse de réaliser cette « alliance entre le poétique et le politique » chère aussi à Achille Mbembe.

Dans sa récente anthologie de Poèmes d’Afrique du Sud – 1996-2013, le poète Denis Hirson en décèle l’ingrédient majeur dans ce partage des langues qui s’opère sur fond des onze langues officielles reconnues désormais dans l’Afrique du Sud post-apartheid. Certes y figurent des poèmes traduits de l’afrikaans en anglais, et beaucoup d’entre eux restent directement écrits en anglais, mais les poètes noirs se différencient de ceux des générations précédentes en ce qu’ils écrivent dans leur langue maternelle, en tsonga, sotho, isicamtho (l’argot des townships)… Il salue ici le travail pionnier dans le sens de cette reconnaissance d’un multilinguisme en Afrique du Sud accompli par Jack Cope et Uys Krige dès 1968.

Dans ses si précieuses mémoires Mes bifurcations, André Brink évoque la figure du poète Uys Krige comme celle d’un véritable passeur intergénérationnel. C’est à Green Point au Cap, notamment au 6 Cheviot Place, dans la maison que partageait le couple de peintres Erik Laubscher et son épouse française Claude Bouscharain avec l’écrivain Jan Rabie et sa compagne écossaise, la peintre Marjorie Wallace, que s’est formé vers le milieu des années 1950 un cercle cosmopolite qui a joué un rôle décisif dans la contestation par les moyens de l’art de la politique de l’apartheid.

Illustration 2
La maison du 6 Cheviot Place, à Green Point, le 17 avril 2015 © Francesca Laubscher


De ces hôtes du 6 Cheviot Place, André Brink avait fait la connaissance en France dans l’immédiat après-guerre. C’est là que se retrouvaient non seulement Ingrid Jonker, Jack Cope, le dramaturge Athol Fugard, le nouvelliste Abraham de Vries, « le jeune étudiant des beaux-arts Breyten Breytenbach » entre autres, mais aussi plusieurs artistes noirs, le nouvelliste Richard Rive, le peintre Peter Clarke, le poète Adam Small notamment. Ces réunions ou soirées étaient forcément surveillées par la police dès lors que des Noirs les fréquentaient. Sous l’apartheid, il faut rappeler que même s’ils travaillaient en ville, entre autres mesures raciales discriminatoires, les Noirs n’avaient pas le droit d’y séjourner plus de 72 heures d’affilée. C’est à ce « cercle [qui] transcendait toutes les barrières, tous les tabous du tout nouvel État de l’apartheid », comme l’a écrit André Brink, qu’Uys Krige fit découvrir les surréalistes français, Lorca et les poètes sud-américains – cette influence du surréalisme mêlée à celle de Chagall si sensible par exemple dans certaines toiles de Claude Bouscharain. Nombre de ces écrivains allaient former le groupe des Sestigers (des années soixante) aux prises de position radicalement anti-apartheid.

Erik Laubscher a fondé en 1970 la première école d’art multiraciale d’Afrique du Sud, le Ruth Prows School of Art, ouverte à tous étudiants quel que soit aussi leur niveau d’instruction, et bien évidemment sans disposer du moindre subside d’État. À sa mort en mai 2013, l’auteur d’Une saison sèche et blanche et d’Un acte de terreur André Brink, que torturait tant son attachement à sa terre natale politiquement réprouvée, a déclaré qu’il ne pouvait pas voir un paysage d’Afrique du Sud et des pays avoisinants (que n’a cessé d’arpenter le peintre) sans penser aux toiles d’Erik Laubscher. Il savait aussi y reconnaître un regard politique. « Il ne faut pas oublier qu’au temps de l’apartheid, la carte de l’Afrique avait pratiquement disparu de tous les lieux publics, y compris des salles de classe », rappelle Denis Hirson dans son anthologie poétique.

Illustration 3
Erik Laubscher, peinture "Ancient relics of a great river n°3", 1979 © Laubscher


C’est ce qu’écrit encore du nord de l’Afrique du Sud David wa Maahlamela : « Je suis né en 1984 / dans un village absent / de la carte de mon pays ». Dans la même province du Limpopo, le poète Vonani Bila anime des résidences pour écrivains en contexte rural :

« Dites-moi ce qui a changé dans ce village
Notre maison RDP a des fuites quand il pleut
On n’y tient pas tous, c’est une latrine
On les entend et on les voit faire l’amour
Dans une chambre où il y a un rideau pour toute séparation
Tout secret est impossible
On dort dans la cuisine
On se réveille de bonne heure comme les éléphants
Verwoerd, mon ennemi, a bâti des maisons bien plus grandes
Trevor Manuel n’arrête pas d’acheter sous-marins, corvettes, avions de combat
Nos impôts peuvent servir à mieux
On nous dit que ce sera bientôt la guerre. »


« Pourquoi ce pays est-il depuis si longtemps un “cercle mortel” pour tous les Africains et tout ce qui se rapporte à l’Afrique ? Dans “Afrique du Sud”, que signifie donc “Afrique” à nos yeux ? »
, s’interroge Achille Mbembe dans un article du 17 avril pour Courrier International devant les flambées de violences xénophobes qui secouent de plus en plus régulièrement le pays.

À ce « défilé » des générations, de l’enfant noir assassiné d’Ingrid Jonker à l’enfance évoquée par Karen Press où se mirent les vies successives au foyer de tant d’antagonismes, une corde est tragiquement manquante :

« Nous vivions dehors, tout simplement
J’élevai un mur
et ma mère acheta des tapis.
Il y avait une porte pour la mer.

Mon père jetait l’ancre
année après année. Je le regardais laisser filer la corde,
il tanguait, le regard dans le lointain
et il disait qu’il m’aimait, en laissant filer la corde.

Mon frère jouait beaucoup au ballon,
moi je lisais. Je n’ai pas su
que jeune il s’était brisé le cœur.
J’ai enseveli le mien dans une vague.

Mon père mourut. Ma mère rentra à la maison.
Mon frère était quelque part, en balade.
J’allai de l’autre côté du mur,
vivant dehors tout simplement.

La mer peut venir dans mon sommeil, ou bien le vent.
Je n’ai pas de corde, mon père n’a pas laissé de corde. »

Impliquée dans des projets d’éducation alternative, Karen Press a aussi fait le constat dans ses poèmes des impasses de la commission « Vérité et réconciliation » (1996-1998) de la nation « arc-en-ciel », même si comme le soutient Antjie Krog, il est désormais possible d’écouter ce que disent d’autres gens, dans d’autres langues, à l’intérieur du même pays.

Mais en Afrique du Sud, l’heure est à lire Vonani Bila :

« Les enfants du Rwanda ont fui leur patrie –
Les enfants du Rwanda se sont noyés –
Les enfants du Rwanda ont disparu comme des insectes –
Où est l’O.U.A. ? Où est l’O.N.U. ?

Mais pourquoi l’Afrique est-elle une tragédie ?
Où est l’amour de Lumumba – Sékou Touré –
Mashele – Cabral – Mandela ?
L’Éthiopie, nous en avons assez
Le Soudan, nous en avons notre compte
Le Sahara, nous avons craché notre salive […] »

--------------------

Illustration 4
Erik Laubscher

Note. Les extraits de poèmes de David wa Maahlamela et de Vonani Bila sont respectivement traduits de l’anglais par Gérard Cartier et Jean-Pierre Richard. Le dernier extrait a été au préalable écrit en tsonga et traduit en anglais par Vonani Bila. Ces poèmes figurent dans l’anthologie citée ici et coordonnée par Denis Hirson, Poèmes d’Afrique du Sud – 1996-2013 (Bacchanales n° 50, 2013). Le poème de Karen Press (son titre est « Les trente-sept premières années ») est quant à lui traduit de l’anglais par Katia Wallisky, et est extrait de l’anthologie Poèmes d’Afrique du Sud, également composée par Denis Hirson, publiée par Actes Sud (2001). Les extraits du poème d’Ingrid Jonker (traduit par Georges-Marie Lory) sont aussi tirés de cette dernière anthologie.