Dans La Rencontre avec Tatarka, en janvier 1980, Bernard Noël rapporte ces mots du résistant communiste puis dissident écrivain slovaque, alors qu'ils parlaient du procès de Vaclav Havel à Prague :
« — Havel est un représentant de la culture tchèque et de la nation tchèque, et – excusez cette expression – c'est un héros. Il a toujours voulu sauver ceci, aider cela, par exemple en ramassant des souscriptions. Mon malheur, arrivant à Prague, ç'a été de rencontrer Havel, qui m'a dit : “Signe !” Et j'ai signé la Charte. Et peu après une auto m'écrasa. »
Mais la toute première rencontre du Tchèque et du Slovaque, avant la Charte 77, eut lieu à Bratislava où une de ces fameuses « souscriptions » avait mené Havel à la rencontre des écrivains slovaques. Et, selon Havel, c'est Dominik Tatarka, qui avait rompu avec le parti communiste en 1968, qui lui acquit de nombreuses signatures.
De 1968 à sa mort, en 1989, quelques mois avant la chute du Mur de Berlin, celui qui était considéré comme le plus grand écrivain slovaque a vécu dans un isolement quasi complet dans la périphérie de Bratislava. Cette rencontre avec le vieil écrivain qu'il relate fut pour Bernard Noël pour le moins malaisée, tant la mise à l'écart de Tatarka était contrôlée par le régime, à l'intérieur de la société slovaque. Le seul livre de lui officiellement republié était un roman sur la république fasciste slovaque, assez remarquable au demeurant (La République des curés).
En 1993 (le 1er janvier) eut lieu la scission entre la Tchéquie et la Slovaquie. Les éditions de l'Aube en France firent paraître Une saison à Paris, par lequel je découvris avec éblouissement Tatarka, à l'instigation de Bernard Noël, à qui j'avais appris que je m'apprêtais à partir en Slovaquie.
Quelle serait la position de l'homme et de l'écrivain Tatarka dans notre aujourd'hui oublieux de tout et dispendieux de riens ?
Voici deux documents, le premier en vidéo (57 secondes d'écoute sur ce lien INA), dans lequel Tatarka se confie sur le mouvement de la jeunesse tchécoslovaque en mai 1968, qu'il dit « déçue par le parti », mais qu'il suppose néanmoins soucieuse de préserver la « démocratie populaire ».
Le second est un extrait de La Rencontre avec Tatarka, où le vieil écrivain confie à Bernard Noël ce qu'est selon lui le « bon emploi » d'un écrivain :
« [...] Comment conserver la communauté humaine ? Comment faire que la vie soit plus supportable ? J'aurais besoin d'autres de vos mots. Comparez une représentation théâtrale et la rencontre de deux hommes... Il m'est arrivé bien des fois que la rencontre d'un homme représente un grand événement, une action décisive... ou une représentation décisive. Il faudrait pouvoir formuler cet acte, cette action, qui se déploie entre deux hommes, ou entre les membres d'une petite société. Notre peau est écrite, c'est votre expression, écrite de signes qui sont pour la plupart inconnus. Et ces signes disent pourtant la possibilité de communication entre deux hommes qui ne parlent pas, qui restent en silence. C'est le grand mot des rabbins ukrainiens quand ils disent que le silence est soit une fumée, soit une communication. Des livres, il ne reste qu'une situation et quelques mots dans la mémoire. On s'efforce, on cherche, mais c'est si peu l'effort, la recherche. »
« Par exemple, quand j'ai été blessé par cette automobile, à Prague, j'ai été dans un centre de réhabilitation, et là, il y avait toujours quelqu'un pour demander : “Dites-moi pourquoi j'ai perdu ma jambe.” “Dites-moi pourquoi j'ai sauté par la fenêtre. Je n'avais plus envie de vivre mais en tombant par terre j'ai trouvé l'envie de vivre.” Et comme ça, dans un lieu qui est un choix de malheurs absurdes, de mutilations provoquées par l'hypocrisie, la bêtise, l'avarice, et chaque semaine se renouvelle le nombre des malheurs... »
« Il y aurait là un bon emploi pour un écrivain, l'emploi de répondre à : “Pourquoi j'ai perdu ma jambe ?” “Pourquoi j'ai sauté par la fenêtre ?” Oui, un bon emploi, car c'est à l'écrivain qui ne peut rien dire de me dire pourquoi j'ai perdu mon cœur, perdu ma tête, perdu mon âme... »
Le texte de La Rencontre avec Tatarka est repris dans les écrits politiques de Bernard Noël, L'Outrage aux mots, « Œuvres II », P.O.L., 2011, 30 euros.