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Billet de blog 20 octobre 2008

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La rencontre de David Gascoyne

Qu'est-ce qui fait qu'une histoire peut être bonne à raconter? Qu'est-ce qui fait que l'amour est l'amour sinon qu'il met au jour cette horlogerie secrète du monde que sont les rencontres? Ce moment d'une rencontre que rien dans le cours d'une vie ne peut laisser prévoir, c'est exactement ce qu'il est arrivé à l'écrivain anglais David Gascoyne (1916-2001) de connaître.

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Qu'est-ce qui fait qu'une histoire peut être bonne à raconter? Qu'est-ce qui fait que l'amour est l'amour sinon qu'il met au jour cette horlogerie secrète du monde que sont les rencontres? Ce moment d'une rencontre que rien dans le cours d'une vie ne peut laisser prévoir, c'est exactement ce qu'il est arrivé à l'écrivain anglais David Gascoyne (1916-2001) de connaître.

Cette histoire est intéressante parce qu'elle échappe à l'histoire littéraire classique. On sait que, depuis au moins une décennie, l'histoire littéraire a en effet largement redoré son blason au détriment des études plus analytiques, plus textuelles. Le meilleur indice en est le nombre grandissant de biographies au catalogue des éditeurs, jusqu'à la collection «Folio» qui publie directement des biographies inédites en poche.

N'empêche, le débat est ancien quant à la pertinence de l'histoire littéraire. Le principal argument à lui opposer étant que sa démarche rationnelle, de reconstitution linéaire d'une vie d'auteur, peut faire fi du temps de l'œuvre : c'est-à-dire des pratiques (artistiques) qui «inventent» une vie de manière autrement décisive que ne le laisse à penser l'énoncé, a posteriori, des faits émaillant une vie, fût-elle d'artiste, avec ses inévitables accents de légende.

Or, justement, par chance il arrive dans une vie des événements imprévisibles. Des événements qui, dans une vie d'écrivain, peuvent être encore redevables à l'œuvre d'avoir été, ou plutôt d'être. Ainsi de cette histoire de David Gascoyne que je tiens de deux sources sûres : l'éditeur et essayiste Michel Carassou, et la traductrice et également essayiste Christine Jordis.

En deux mots, puisque l'histoire littéraire est a minima une introduction nécessaire à un sujet, voici la trajectoire de l'écrivain David Gascoyne. Dans les années 1930, le tout jeune homme qu'il était se passionna pour le surréalisme dont il devint en Angleterre un véritable ambassadeur. Très vite toutefois, avec les rencontres de Pierre-Jean Jouve et Benjamin Fondane, il fut hanté par une dimension spirituelle plus métaphysique. Ce qui ne l'empêcha pas de se porter au secours des républicains en Espagne. C'est à ce moment qu'il compose l'essentiel de son œuvre poétique avec Miserere (publié par Granit en 1989) qui lui valut d'être un poète reconnu en Angleterre.

Voici le tout début de Pensées nocturnes, poème «radiophonique», écrit à la suite en 1956 :

Les Veilleurs de Nuit

(Voix A)

Que ceux qui entendent cette voix en prennent conscience,

Le soleil est couché. O vous qui écoutez dans la nuit,

Assis dans des pièces éclairées d'où l'obscurité s'est enfuie,

A travers l'éther obscur une voix vous intime

De ne pas oublier que la nuit vous entoure.

(Voix B)

Autour de nous, comme au-dedans, la bataille se déchaîne.

Enveloppé d'obscurité, notre ennemi,

Emissaire du monde des ombres,

Nous assaille, invisible, avantagé,

Nous observe à notre insu, usurpe l'initiative

Et s'en sert pour instiller en nous une méfiance

Jusqu'à soupçonner partout sa présence.

(Voix C)

Que ceux qui entendent ma voix en prennent conscience,

La Nuit est tombée. Nous sommes dans l'obscurité.

Je ne vous vois pas, mais dans mon regard intérieur

Vous êtes assis dans des pièces éclairées d'où l'obscurité s'est enfuie.

Mon message vous est diffusé par les ondes

D'une mer sans limite vers laquelle vous dérivez

Chacun dans une pièce éclairée séparée, comme sur des radeaux,

Survivants du grand navire perdu, Le Jour.

Ce poème semble annoncer les années de dépression qui s'ensuivirent. Ayant provoqué divers troubles à l'ordre public, David Gascoyne fut renvoyé sur l'île de Wight dont il était originaire. Il fut enfermé en asile psychiatrique durant près de dix années.

Advint alors la rencontre. Une certaine Judy Lewis avait pris pour habitude de venir faire la lecture aux malades. Un jour qu'elle entreprit de lire un poème, elle se tourna vers l'assemblée, et demanda :

— Quelqu'un parmi vous connaît-il David Gascoyne ?

Au fond de la salle, un homme leva timidement le doigt :

— Oui, c'est moi.

Quelque temps plus tard, David Gascoyne put enfin sortir d'hôpital. La légende dit qu'il épousa Judy Lewis, qui l'aida à vivre, à écrire à nouveau, et à voyager. Son œuvre fut rééditée, louée. Et Judy et David vécurent de longues années ensemble dans leur petite maison de l'île de Wight.

NB. On se reportera avec profit au site de la revue Temporel d'où est tiré l'extrait de poème de David Gascoyne.