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Billet de blog 24 février 2010

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Willie Boy is here !

Il y a cent ans et des poussières, un Indien païute se trouve pris tel un grain de sable irréductible dans la machinerie de la nation américaine. En 1969, échappé des griffes du maccarthysme, le cinéaste Abraham Polonsky en tire un western, Willie Boy, qui réduit à néant le mythe de la conquête. Il aura fallu attendre 2009 pour l'édition DVD en France de ce chef-d'œuvre implacable.

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Il y a cent ans et des poussières, un Indien païute se trouve pris tel un grain de sable irréductible dans la machinerie de la nation américaine. En 1969, échappé des griffes du maccarthysme, le cinéaste Abraham Polonsky en tire un western, Willie Boy, qui réduit à néant le mythe de la conquête. Il aura fallu attendre 2009 pour l'édition DVD en France de ce chef-d'œuvre implacable.

Pour une grande part, le nom du cinéaste Abraham Polonsky – tout comme celui de John Garfield qu'il dirigea dans son premier film en 1948, L'Enfer de la corruption (Force of Evil) – reste attaché aux années noires du maccarthysme. C'est pourtant dans ces années d'immédiat après-guerre, où allait sévir la commission du sénateur contempteur des activités dites «anti-américaines», que sortit des studios d'Hollywood toute une première vague de films «pro-Indiens».

À quelques exceptions près (le réalisateur de Buffallo Bill, William A. Wellman, par exemple), à peu près plus rien n'avait subsisté sur les toiles en technicolor du grand rêve formé au XIXe siècle de cet «homme de la Frontière», qui devait naître de la rencontre supposée naturelle avec les Indiens. La réalité de la politique d'extermination puis de cantonnement des peuples indiens eut tôt fait de reléguer cette utopie humaine aux livres d'aventures de Fenimore Cooper et aux vestiges bienveillants du cinématographe expérimental.

Dans les années 1950, quelques films allaient décocher des flèches décisives, en forme de lignes de fuite, dans cette représentation culturelle de l'Indien: parmi eux, exemplairement, La Porte du diable (Devil's Doorway) d'Anthony Mann (1950), Last Hunt (La Dernière Chasse) de Richard Brooks (1956) et Run of the Arrow (Le Jugement des flèches) de Samuel Fuller (1957).

Tout en respectant le genre du western (dont il défend l'héritage culturel américain), Polonsky va pousser encore dans ces retranchements l'écriture largement cinématographique de cette mythologie de l'Ouest, en situant avec hardiesse l'action de son film au tout début du XXe siècle. Dans cette période historique, la nation américaine issue de la guerre de Sécession est aussi censée avoir achevé la politique d'assimilation des «Indiens», prônée en dernier ressort par les plus libéraux d'entre les maîtres du Nouveau Monde.

Basé sur un authentique fait divers, Tell them Willie Boy is here (titre original) narre l'histoire de Willie Boy, indien d'une tribu païute du Nevada, qui rentre, après s'être employé comme vacher, dans sa réserve de Morongo dans le désert californien. Willie n'a qu'une idée en tête, ravir à sa famille (indienne également), qui s'y oppose, la belle qu'il a élue. Il ne fait là qu'accomplir le rite indien du mariage par capture (consentie par l'aimée), que Polonsky oppose, par un subtil retournement de l'imagerie de l'Indien en «sauvage», au rapt sur-représenté de femme ou d'enfant blanc. Et c'est un autre Indien qu'il doit affronter (le père), dont le meurtre va déclencher toute la dramaturgie du film.

Dans un premier temps, pour le fugitif Willie Boy, la chasse à l'Indien qui est organisée par le shérif adjoint Cooper ne peut être que formelle, pour le principe, les histoires d'Indiens n'intéressant plus personne. La belle et lui n'ont qu'à s'enfoncer dans le désert ou dans les montagnes inhospitalières où personne n'ira les chercher. Mais c'est sans compter avec la visite officielle dans l'État voisin du Nevada, au même moment, du président Taft. Car déjà des reporters de presse prompts à monter les événements guettent son arrivée à Morongo, où l'on s'affaire autour du fauteuil hors normes qui doit accueillir son imposante stature. Dès lors, les ingrédients sont réunis pour muer le drame en tragédie dans la tradition du western et il ne saurait y avoir d'issue hors de l'Histoire pour les fugitifs indiens.

Film superbement écrit (le scénario est de Polonsky), Willie Boy est un ravissement au sens propre du mot «rapt». Baignant dans la lumière parfaitement découpée de Conrad Hall à la photographie, les différentes scènes qui le composent ont une vitalité spécifique qui semble continuellement détourner des attendus de la narration d'ensemble. Si tout y concourt également (dialogues, scènes intérieures, courses échevelées), la raison en est que pas une relation impliquant les différents protagonistes du film ne s'entoure de quelque complaisance que ce soit avec les codes du genre. Chaque protagoniste, y compris «secondaire», disputé par l'autre, contrarié par le cours des événements, se trouve livré à son propre destin, présentant chacun un des visages de l'histoire, tous étant nécessaires à sa compréhension, qui reste toujours à percer. Comme se produit peu à peu, trait à trait, une altération sur le visage de Willie Boy que n'atténue plus la moindre sueur, gagné par les boursouflures des traumatismes qui resurgissent.

C'est surtout la mise en parallèle, au moyen de superbes plans-raccords, des deux couples formés d'un côté par Willie Boy (Robert Blake) et Lola (Katharine Ross) et de l'autre par Cooper (Robert Redford) et Elizabeth (Susan Clark) qui donne une profondeur indéfinie à la narration. Seules les deux femmes se connaissent. D'un côté, une promise indienne éclatante dans sa robe blanche, pétale arraché dans un verger où le couple d'amoureux s'ébat librement, jusqu'à ce que la scène se transforme en enfer; de l'autre, une anthropologue bienveillante dont le discours n'est pas sans écho avec celui, moralisateur, de la Quaker pontifiante de Cheyenne Autumn, de Ford, quelques années auparavant; à ceci près que cette posture se trouve ici travestie par l'emprise sexuelle qu'exerce sur l'intendante de la réserve le shérif Cooper. Les deux hommes ignorent tout l'un de l'autre, ou presque, sinon par ouï-dire, comme deux versions irréconciliables de la même histoire reçue en legs.

Tel est, sans concession, Willie Boy, un film sur une histoire forcément sans morale, puisque une historiographie en est toujours dépourvue. Plus précisément, s'agissant du western, c'est un film réalisé en parfaite conscience de cette coupure de l'écriture d'avec le mythe fondateur.

Au shérif principal qui le rejoint à la fin du film, et l'interroge: «Qu'est-ce qu'on va montrer aux gens?», Cooper lâche: «Tu diras qu'on n'a plus de souvenirs.»

À peu près au moment du tournage de ce film, le 28 juillet 1968, dans un ghetto de Minneapolis, naquit par la volonté de plusieurs tribus indiennes l'American Indian Movement. Contestant le pouvoir de tutelle du tristement célèbre Bureau indien aux affaires blanches, ces «guerriers de la souveraineté» entreprirent, via l'occupation d'Alcatraz, puis de la localité de Woundeed Knee, de redonner la parole aux Indiens...

Willie Boy, «Tell them Willie Boy is here», un film d'Abraham Polonsky (1969).