Ce ne sont encore que des lueurs filtrant de l’œuvre de Conrad Aiken (1889-1973) mais elles sont éblouissantes. Deux maisons d’édition indépendantes, La Nerthe et La Barque, ont en effet récemment publié, dans des traductions inédites, des poèmes et une nouvelle de l’écrivain de Savannah, dans le sud des États-Unis.
Si ses romans Au-dessus de l'abysse (Blue Voyage) et Un cœur pour les dieux du Mexique (A Heart for the Gods of Mexico) sont traduits en français, de son œuvre essentiellement poétique ne nous était parvenu jusqu’ici qu’un choix de ses Préludes dans une traduction d’Alain Bosquet en 1957 chez Seghers. Pourtant, ce proche de T. S. Eliot a été considéré de son vivant comme un poète de première importance tant par William Faulkner que par Malcolm Lowry (pour lequel il fut un véritable « mentor »), et il a joué un rôle central dans la reconnaissance d’Emily Dickinson dont il publia les poèmes en 1924.
Mais Aiken est de ceux qui mordent sur leur époque, en ce sens, comme le souligne le poète et traducteur Philippe Blanchon, qu’il ne s’est jamais tenu à quelque « ligne » avant-gardiste. Comme Eliot et Pound, Aiken a assez longuement séjourné en Europe dans les années 1920 et 1930. Il a partagé avec l’auteur de The Waste Land une passion pour le symbolisme français, qui a beaucoup essaimé dans la poésie américaine de la fin du XIXe siècle. Chez Aiken, outre un vif souci pour la versification et les formes fixes du poème, cette volonté de réaliser un accord, une analogie entre l’esprit et le monde n’est pas qu’une entreprise esthétique, mais une recherche d’une pleine capacité à signifier du poème. C’est ce qu’il confie en 1968 à The Paris Review quand il prête à la poésie un dessein de « compréhension », ce geste augural devant porter sur les fondements mêmes du réel étant selon lui la marque des longs (grands) poèmes.
Le fascinant, le bouleversant chez Aiken, c’est donc que cette analogie « littéraire » se meut en tension existentielle, et se joue simultanément entre l’affectivité d’un être et la prodigalité de l’existant, du monde. C’est aussi la raison pour laquelle le poète n’a cessé de s’ouvrir aux expériences formelles novatrices de son temps, et notamment de William Carlos Williams, faisant se rencontrer comme rarement des registres éminemment lyriques et d’autres plus déclaratifs, où l’ombre portée du mystère tient d’abord à une extrême précision d’écriture, comme dans ces derniers vers de La Chanson du matin de Lord Zéro (1963) :
[…]
et comme nous marchons dans la prairie
nous sentons l’ombre qui n’est pas précisément une ombre
le souffle qui n’est pas précisément un souffle. La mort
sûrement n’a pas précédé nos pas ici
sûrement ne nous suit pas ? Le paysage
s’ouvre sans la moindre hésitation devant nous
des collines depuis les fleuves reviennent en arrière
des chemins s’ouvrent à gauche et à droite
nos pieds sont maintenant dans le ruisseau du matin
et sa claire parabole de temps
l’arbre est sous nos mains et sur nos têtes
et comme nous allons vers ce que nous ne connaissons pas
et que jamais nous ne pourrons précisément imaginer
tout devient le langage ambigu
par lequel nous venons à passer
et apprenons à voir
et signifions
et sommes.
En dehors de ses pairs, Aiken a durablement souffert d’une réputation d’auteur difficile. Précisément, sans doute, parce qu’il s’est tenu à la croisée des expériences poétiques les plus radicales de son temps. Le livre qu’il publie en 1931, inspiré par Le Livre des Morts (ou La Sortie au jour), intitulé La Venue au jour d’Osiris Jones, est à cet égard édifiant. Tout un univers symbolique y est reconstitué pièce par pièce, chose après chose (de la vie), comme si le poème prenait acte de ce que l’identité entre les mots et les choses était intrinsèquement perdue et devait être réinstaurée par tous les sens du poème (physique et psychique, dialogique et cosmique), telle « une venue au monde » :
C’est un fond minable d’étoiles brillantes :
un des minces interstices du temps :
l’étoile polaire usée vers le nord et Orion
qui diffuse vers l’ouest une lumière abîmée. Vers l’est,
les autres étoiles disposées – ou indisposées – ;
vers x ou vers y, le soleil malade enflammé ;
et toutes ses planètes ivres de plus en plus pâles.
Nous les guettons et notre regard est ce moment.
C’est une scène éthérée, sans espace –
un espace de limbes sans temps –
une horloge impersonnelle qui jamais ne sonne
et c’est le flux sanguin dans sa tâche sacerdotale –
le cœur indéterminé et déterminé,
qui bat, qui bat et ne sait pas qu’il bat.
[…]
Et ici nous avons la liste des choses –
Toutes prises dans le tourbillon des limbes
et concentriques tourbillonnaient vers le fond du gouffre,
sans nombre, sans signification et sans but ;
excepté que le manque de but porte un nom,
que le manque de sens a un battement de cœur et
que le manque de nombre porte un voile d’étoiles.
Conrad Aiken se représentait aussi l’histoire courte (la nouvelle) comme une autre sorte de poème, de conte. Sa prodigieuse nouvelle Neige silencieuse, neige secrète (1932) distille la dramaturgie d’une « graine » de folie où une existence peut se retrouver à jamais enfermée : « Bizarre, l’effet que cette extraordinaire surprise avait eu sur lui – toute la matinée suivante, il avait gardé une sensation de neige tombant autour de lui, formant un écran secret de neige nouvelle entre lui et le monde. » Aiken était grand lecteur de Freud, et bien sûr, on ne peut que penser au profond et terrible traumatisme qu’il a vécu dans son enfance, son père ayant tué sa mère avant de se suicider alors qu'il avait 11 ans. Mais les mots qu’il prête au personnage de sa nouvelle, âgé de 12 ans, quand il répond de son état jugé inquiétant par les adultes (« Père », « Mère » et médecin) contiennent aussi le secret de l’extraordinaire réversibilité de l’univers symbolique dans le réel qui imprègne son art : « Je vais bien. Je pense, c’est tout. »
Il faut saluer la belle complicité qui a présidé à ces différentes parutions de Conrad Aiken. Philippe Blanchon pour La Nerthe a tout d’abord traduit les poèmes Senlin : Une biographie et La Venue au jour d’Osiris Jones. Puis Olivier Gallon pour La Barque a fait paraître le poème central de La Chanson du matin de Lord Zéro traduit par ce même Philippe Blanchon, avant de publier Neige silencieuse, neige secrète dans une traduction de Joëlle Naïm. Tous ces titres sont accompagnés de forts textes de présentation des éditeurs et traducteurs.
Conrad Aiken – Senlin : Une biographie, éd. bilingue, La Nerthe, 88 p., 10 euros ; La Venue au jour d’Osiris Jones, La Nerthe, éd. bilingue, 124 p., 12 euros ; La Chanson du matin de Lord Zéro, La Barque, éd. bilingue, 40 p., 8 euros ; Neige silencieuse, neige secrète, La Barque, 48 p., 12 euros.
L’encre ici reproduite est de Sophie Brassart.