
Qu’est-ce qu’un auteur ? Quelqu’un qui écrit pour d’autres que lui, après qu’il est passé lui-même par là, comme sur ses propres pas, une fois, deux fois... Il arrive que ce soit assez déjà pour dire qu’il est en chemin.
Ma première fois avec Cédric Demangeot, c’est une préface que le jeune poète inconnu (qui publie depuis 1998) fit en 2002 à un auteur méconnu, mais également affectionné : Claude Tarnaud. Une préface transfiguratrice placée au seuil d’une œuvre rare et aventureuse, ensablée depuis des décennies que l’aventure n’a plus cours, du moins dans la version « mythique-vécu » qu’en a donnée ce proche de Stanislas Rodanski et Ghérasim Luca.
Cela tombe bien : le livre préfacé, The Whiteclad Gambler (« Le joueur blancvêtu »), qui inaugure l’œuvre chorale sans pareille de Claude Tarnaud, vient d’être réédité par L’arachnoïde. On y reviendra comme aux actes d’une imagination d’autant plus vitale qu’elle n’a cessé d’être déréalisée dans les « lettres » mêmes, ainsi coupée dans son élan, toujours périlleux en soi, vers le monde.

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Car (pour) la deuxième fois, bien des pierres ont en effet été jetées dans le jardin de la poésie, dans son imaginaire. Mais pas seulement par ceux qui officient en ce domaine. Le poème de Cédric Demangeot en porte trace « par cœur et haut-le-cœur » (Obstaculaire, 2004). C’est que ce jardin qui est tout sauf secret est désormais face contre terre. Et c’est naturellement du côté du monde connu de tous qu’il faut se tourner.
En 2004, Cédric Demangeot a porté témoignage d’une opération policière en place publique qui l’a profondément marqué (voir ce lien).
Un poète
est un homme à terre
dont l’homme à terre
est l’ami.
Sale temps, titre-t-il son plus récent livre. C’est dire si cette aventure entre les touches blanches et noires de l’écriture nous regarde de près. Cédric Demangeot a fait siennes les réussites les plus infimes de la poésie contemporaine, reprenant voix dans les dislocations syntaxiques parfois miraculeuses de la génération « électrique », reprenant pied quand l’abîme intérieur condamne à s’abstraire du monde.
Cela donne quelques-uns des poèmes le plus violemment partagés dans l’étendue de notre aujourd’hui :
regarde Chérie, le paysage
impeccable – impeccablement quadrillé
par police et d’autoroutes – un peu
comme dans notre enfance mais
en plus parfait encore – en plus pur –
oui : le paysage est de plus en plus pur
et le monde de plus en plus parfait
depuis que la race exsangue règne
sur toute la surface du connaissable
et que les matières de synthèse ont
l’avantage,
Et en ces temps qui s’annoncent, on aura le cœur à lire ce message d’un « étranger », celui que chacun porte en lui (oui, un cœur de bonté) :
aujourd’hui
bartleby
vote. c’est
décidé. bartleby
voit le soleil en ouvrant
ses volets à treize heures : merde,
se dit-il : il
fait beau : putain de printemps.
bartleby
râle, ren-
verse son café sur le journal
de la veille et se dit : aujourd’hui (rien
ne m’en empêchera) je
vais voter. je
vote (en mon nom)
contre la population active.
Trois fois passera… Et la dernière, la dernière, le poème s’en moque bien, Cédric Demangeot.
Cédric Demangeot, Sale temps, Atelier La Feugraie (voir ici), 2011, 144 p., 15 euros. Ce poète dessine et peint également, et anime les éditions Fissile (voir ici).
Claude Tarnaud, The Whiteclad Gambler, préface de Cédric Demangeot, dessins de Henriette de Champrel, L’arachnoïde (voir ici), 112 p., 16 euros.