Durant plus de deux décennies, Véronique Gentil a peint, beaucoup pour elle, et il aura fallu la parution de son premier livre de poèmes en 2007, Les Heures creuses, pour qu’elle expose ses peintures. À quelques titres et années d’intervalles, elle publie cet automne chez son fidèle éditeur Pierre Mainard Les grands arbres s’effacent.
Recevoir un auteur peu connu, et peu prolifique, réveille une joie secrète, sans réserve, indescriptible, parce qu’elle ne peut être rapportée qu’à l’univers de création ainsi abruptement révélé.
Avec Véronique Gentil, cet écho profond et pourtant immédiat de la découverte reste sans souci d’appropriation particulier pour le lecteur puisque ces effets-là, de la création, n’existent chez elle que d’être délivrés, et ce, qu’ils soient emplis de souffrance ou de joie. Car, nous dit cette voix dès Les Heures creuses, « un souvenir unique et obsédant étouffe mon cœur ».
On appréciera alors comme il se doit qu’elle se soit aussitôt engagée à rester « indifférente à la réflexion qui sépare de tout ». C’est à cette extrême rigueur (car c’en est une) que ses poèmes filent une toile où elle appose avec force, mais sans forçage prémédité, la justesse et la puissance d’une empreinte et d’une vision. Ici, dans Fers (2011) :
je pense à l’Univers que je ne peux imaginer, et tout mon front
craque et s’ouvre comme une écorce
il y a du verre partout et partout des poussières
de minuscules formes d’hommes se retirent et finissent dans
des pluies blanches et des rouages rouges et un bouillonnement
de mouches
[...]
le ciel de chaux éteinte me dit que lorsque j’aurai quitté la
vie j’aurai seulement quitté la vie
que derrière les étoiles sont d’autres étoiles
Si Véronique Gentil glisse que « des désirs de grammaire » doivent « nous réhanter », c’est qu’il faut prêter l’oreille à ses poèmes qui, tels des grimoires à la prosodie receleuse, inventive, tentent de conjurer de toute l’efficacité de leur magie jusqu’au mauvais sort d’un univers où « les horizons et les marges tranchaient » (toujours dans Fers), et qui veut maintenant que même Les grands arbres s’effacent.
La beauté de l’écriture se laisse alors escorter jusqu’aux trouées de la disparition que l’on sait provenir de l’intérieur même de notre existence, comme le figure ce premier poème en prose des Grands arbres s'effacent :
Le chemin, montée vers le ciel, garde encore des fleurs, le vent détache des feuilles ensemble qui descendent avec des bandes d’oiseaux légers comme des laisses, descendent tandis qu’on avance au bout des arbres, vers une trouée bleue, ovale comme un œuf, qu’on se tient la main, qu’on avance, lentement, lentement (manière de vieillards), toi, ton regard voué à l’air, moi ma vie devant ce destin, les feuilles de l’année, le vent, presque rien, qui font pourtant l’épaisseur d’un mur (pas d’automne après, j’entends pas d’automne avec toi, je le sais déjà, j’ai tout prévu). Il y a l’amour contre l’épaisseur. Celui qui décentre, fait occuper les bas-côtés.
Le vrai, si on veut.
Comme devant l’inéluctable, Véronique Gentil lâche la bride aux mots (par exemple dans Fers, ci-dessous), trop avertie de cette parole qui va les ressaisir au bord de l’abandon : être là où ils caracolent, être comme ils sont, déchirant l’air de leur mouvement de traîne poussé, dans le poème, jusqu’au ravissement de la présence même, de sa déprise :
jadis j’étendais des couleurs et les couleurs me ruminaient
et moi, dans leur panse,
j’étais bien
à la naissance de guerres et de précipités et de marais
reposants
des graisses et des sulfures débordaient sur des mondes
sans savoir où allait la peinture
je conduisais et je suivais
et j’étais bien
c’est difficile à expliquer mais même mal, j’étais bien
il y avait des axes et des chutes
puis comme d’immenses arbres ou d’eau ou de n’importe
quoi d’autre qui tombe
seulement des chutes
des adhérences, des fuites
les gris se mettaient sur la terre
les gris se mettaient partout
et les ciels se fermaient
la lumière pourrissait
mon cœur était une vase
mes mains marchaient sur les fruits
les horizons et les marges tranchaient
mais pour ainsi dire dans ma peinture pas d’humanité
ou une pauvre
d’argile
aujourd’hui, quand je regarde les tableaux, ce ne sont pas les tableaux que je regarde mais une vie entière qui n’est plus la mienne
et je suis bien
Confrontée à la disparition d’un être cher, Véronique Gentil a écrit tout un ensemble de poèmes en vers des Grands arbres s’effacent en anglais, qu’elle a ensuite traduits (réécrits) en français.
Sous l’arbre
la bouche de la pierre
reste muette
et close sur la tienne
Qui étais-tu ?
Un héron cendré
passe dans le ciel
comme du fer aiguisé
Plus de poissons
dans la mare
mais des nuages qui glissent,
et qui s’en vont
Si liés, si blancs
Aussitôt dit, le poète aux quelques livres n’attend pas pour tracer son passage. Bienheureux ceux qui percevront ses « lignes de laine » :
Ton silence est
dans le mien un autre souffle
dont je ne veux
me délier
Derrière la maison
le saule boit
l’obscurité et la peine
des avions passent
Contre le ciel
je suis le blanc
des lignes de laine
qui ne vont nulle part
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Véronique Gentil, Les grands arbres s’effacent, Pierre Mainard, 70 p. 11 € (pour toute correspondance : Pierre Mainard, éditeur, 11, bd de Gaujac, 47600 Nérac).
Chez le même éditeur :
Les Heures creuses (2007)
Dépendances de l’ombre (2008)
Coupes claires (2009)
Tout fait terre (peintures accompagnées d’un poème de Jean Rodier, 2010)
Chez Le Vampire actif :
Fers (2011)
"Les Corbeaux" de Véronique Gentil accompagne le livre Chansons de Pierre Peuchmaurd, coédité par La Morale merveilleuse et Pierre Mainard (2013).