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Billet de blog 31 mars 2013

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Si rebelles, si présentes : Maria-Mercè Marçal et Rosmarie Waldrop

Dans le temps physique qui s’écoule inexorablement – celui de l’époque –, le poème ne peut s’accomplir qu’à contretemps. C’est que le temps de son écriture est celui du présent continu, précisément en train d’inventer son époque. Et quand il fait retour, enfin perçu, il n’en est que plus éclatant de toute cette ombre portée. Exemples avec la Catalane Maria-Mercè Marçal et l’Américaine Rosmarie Waldrop.

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Dans le temps physique qui s’écoule inexorablement – celui de l’époque –, le poème ne peut s’accomplir qu’à contretemps. C’est que le temps de son écriture est celui du présent continu, précisément en train d’inventer son époque. Et quand il fait retour, enfin perçu, il n’en est que plus éclatant de toute cette ombre portée. Exemples avec la Catalane Maria-Mercè Marçal et l’Américaine Rosmarie Waldrop.

Elle a été fêtée lors du récent salon du livre de Paris, et c’est justice : Trois fois rebelle, première traduction en français de la Catalane Maria-Mercè Marçal, vient de paraître. Ce recueil propose un choix de poèmes dans l’œuvre de cette figure importante de la poésie catalane renaissante au sortir de la dictature franquiste. Prématurément disparue (1952-1998), sa « devise » sonne comme un cinglant blason poétique retourné à la destinée :

Je rends grâce au hasard de ces trois dons :
être née femme, de basse classe, de nation opprimée.

Et de ce trouble azur d’être trois fois rebelle.

Grande traductrice de Tsvetaïeva, Akhmatova, Yourcenar, Plath, en langue catalane, cette vibrante militante féministe (et lesbienne) manie les formes fixes du poème avec une exaltation tout amoureuse... dont elle sait comme nulle autre les tourments endurés pour s’en déprendre : « Désétreins-moi ! Ou bien étreins-moi sans mesure. »

Lente, la pluie
s'achemine
jusqu'à la chambre.

L'escalier sombre
du désir
n'a pas de rampe.

(La pluja, lenta
fa camí
fins a la cambra.

L'escala fosca
del desig
no té barana.)

Et encore :

Tel l’assassin qui revient sans mémoire
et sans oubli sur les lieux de son crime
et trouve au seuil celui qu’il croyait mort
s’en fait l’esclave sans savoir pourquoi
et devient chien veillant sur sa maison
face à la mort, à ce voleur absent
qui  peut ravir le prix de sa rançon :
je revenais sur les lieux de l’amour.

(Com l’assassí que torna al lloc del crim
havent perdut memòria i oblit
i en el llindar troba qui creia mort
i se’n fa esclau sense saber per què
i es torna gos, i li vetlla el casal
contra la mort, contra aquest lladre absent
que pot robar-li el preu del seu rescat,
així tornava jo al lloc de l’amor.)

Maria-Mercè Marçal fait partie des quelques poètes catalans présentés dans le dernier numéro de la revue Europe (mars 2013, également consacré à Julien Gracq). Dans un avant-propos, le traducteur François-Michel Durazzo qui a préparé ce dossier se livre à un instructif essai de situation de la poésie catalane de l’après-franquisme. Louant à juste titre l’œuvre de Pere Gimferrer (voir ici), il n’en est pas moins inutilement mordant à l’égard des poètes dits « de l’expérience », passant sous silence jusqu’au nom de son principal représentant, Gabriel Ferrater.

D’autant que ce faisant ces poètes s'en trouvent rabattus sur le seul temps vécu (c’est-à-dire selon la phénoménologie de Paul Ricœur le temps du sujet), le poème (tous poètes confondus) n’ayant plus d’autre issue « libératoire » que la vague « notion d’horizon », notion d’horizon d’attente qui évacue le rapport du poème à la vie (que l’on tend dès lors à confondre avec le « vécu »).

Ce rapport du poème à l’existence (temps du vécu et du monde indissolublement liés), il n’est d’autre temps pour l’écriture que celui du présent continu pour s’en saisir. Soit grammaticalement le temps du poème « en train » de s’inventer.

De ce point de vue, exceptionnel est l’éclairage de l’œuvre de Rosmarie Waldorp, qui nous parvient peu à peu. Née en 1935 en Allemagne, elle a subi dans son enfance le traumatisme violent de la guerre. En 1955-56, à Fribourg, elle figure parmi les étudiants qui assistent à une conférence de Heidegger en lui tournant ostensiblement le dos. Sa rencontre avec son futur époux américain Keith Waldrop la mène à s’exiler définitivement aux États-Unis.

Formidable traductrice, tout comme Maria-Mercè Marçal, son œuvre en américain s’amorce dans les années 1970. Un des poèmes de son premier livre s’intitule précisément « Pas d’horizon »* :

Je raconte mon histoire
à rebours
l’innocence est perdue si
on saute à la conclusion
je hais les fruits
des redditions
malgré leur parfum
de vanille
ils laissent un goût fade
l’âme quitte la terre et tombe
aveuglément
et comme un arbre
(en hiver)
une chenille se transforme
en chrysalide sans savoir
mais il avait une fille très belle
et le jeune matelot
le distrayait beaucoup
balancement d’épaves
dans la houle

À la manière de Denise Levertov (anglaise qui est devenue américaine), Rosmarie Waldrop conjugue les influences des poésies allemande et française (Jabès notamment) à celles de l’héritage américain, où la plus prégnante est sans doute celle de George Oppen (voir ici).

Comme l’inventeur de l’objectivisme (poétique), son poème rompt violemment avec l’image analogique des legs poétiques passés, creuse l’espace vierge de la page d’écriture à force de disjonctions, de fragmentations, de ruptures syntaxiques. Son ontologie est historique, le sujet de son histoire est tout dans son écriture. Le prodige de l’invention poétique étant que le monde soit toujours convié à la saisie du temps vécu par le sujet :

(...)
je pourrais m’introduire dans mon histoire
la route revient
sur elle et je serai
là-même
d’où je n’ai pas bougé

On voit comme le poème, avec les moyens qui lui sont classiquement reconnus en propre, peut entrer en résonance avec l’existence, par l'adresse d'une pensée qui lui est spécifique :

(...)
l’air semble évanoui tout
est si calme
un regard trop large pour retenir
laisse le ciel traverser
avec des montagnes d’eau mouvante amoncelée
vagues éparses monuments entiers
lèvent et croulent vers l’ouest
tout sauf le signe
de ma paupière
tu n’es pas là
pas
où tu es

Tout récemment, les éditions de L’Attente ont publié La Revanche de la pelouse, dite « prose philosophique » de Rosmarie Waldrop. Aux mêmes éditions, on peut découvrir un « road poème », La route est partout (son deuxième livre paru aux États-Unis en 1978) :

(...)

la route refait surface
malgré la cigarette
lèche mes lèvres
deux klaxons
et un champ couvert de
fleurs sauvages se retirent
(un signe ?) je n’aime
pas les voitures en troupeaux se meuvent
dans nos cavernes
et la vie que je pensais mienne passe
d’un millimètre
la pointe extrême de
mes attentes

Rosmarie a également cosigné des livres avec son compagnon et complice en éditions, Keith Waldrop. Jouissant d’une reconnaissance bienveillante aux États-Unis, Rosmarie Waldrop n’en demeure pas moins une inconditionnelle de l’édition indépendante, de part et d’autre de l’océan. Ce qui peut expliquer que son extraordinaire rayonnement poétique tarde à pleinement parvenir.

*Maria-Mercè Marçal, Trois fois rebelle, traduit du catalan par Annie Bats, Éditions Bruno Doucey, 112 p./ 14,50 €.

*Sur Rosmarie Waldrop, on se reportera pour toute information bio-bibliographique au site Poezibao, qui propose en outre des liens vers des documents très intéressants (entretiens...).

Les premiers poèmes cités, tirés du livre The Aggressive Ways of the Casual Stranger (1972), sont puisés dans Vingt Poètes américains, dir. Michel Deguy et Jacques Roubaud, Gallimard, 1980. Leur traduction est de Roger Giroux et Joseph Guglielmi.

Le poème extrait de La route est partout (Éditions de L’Attente, 128 p. /14 €) est traduit par Abigail Lang.