L’auteure de ce livre a passé une année en immersion, comme on dit, dans un service de la police judiciaire de Versailles. À partir de ses notes et des propos captés à la volée, elle entreprend de raconter le travail des policiers tels qu’elle a pu l’observer : des enquêtes en cours, pour des meurtres ou du trafic de stupéfiants, avec découvertes de scènes de crime, enquêtes de voisinage (au sens large, y compris sur les réseaux sociaux), perquisitions, arrestations, interrogatoires. Nous sommes invités à partager leur quotidien, parfois fastidieux (les longues heures consacrées aux écoutes téléphoniques, la rédaction des procès-verbaux), jamais routinier (les imprévus, les urgences, les conflits entre services, les relations souvent tendues avec les juges et les procureurs). La présence sur la durée de l’auteure lui a permis de saisir aussi leur travail au long cours : le métier qui rentre pour les novices, qui use les plus aguerris, la mutation ou le départ à la retraite qui se profile et se prépare, les vies personnelles impactées au fil des journées à rallonge, des levers nocturnes pour les interpellations, des weekends d’astreinte.

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Ce sont surtout les questions narratives que pose ce livre que je voudrais évoquer ici. Comment produire un récit à partir d’une réalité complexe, saisie par un bout de lorgnette ? Après avoir collecté, mémorisé, répertorié, comment trier, agencer, mettre en texte la foultitude d’évènements auxquels on assiste sur un temps aussi long ? Comment faire en particulier avec la référence, inévitable dans ce contexte, d’un genre littéraire très établi, le roman (ou le film) policier ? Que deviennent les questions de personnages, d’intrigues, de suspense, de coups de théâtre, de résolution finale lorsque l’on prétend d’abord décrire le travail ordinaire des policiers ?
L’auteure a choisi de se retirer complètement de l’écriture. Rien dans le texte ne laisse deviner sa présence, alors qu’on se l’imagine aux côtés des policiers le jour, la nuit, dans les bureaux, les cellules de la garde à vue, la rue, les domiciles perquisitionnés, occupée pour sa part à noter ce qu’elle voit, ce qu’elle entend. Le propos n’est pas explicatif à la manière d’un reportage. Elle raconte, sobrement, sans prétendre en savoir plus que ce qu’elle a pu saisir des situations, des réactions. Elle reproduit les dialogues, fournit les informations nécessaires aux lecteurs. Et ça fonctionne bien : j’ai eu l’impression de me laisser attraper par les mêmes accroches qu’un roman policier. Qui a tué, parmi bien des coupables possibles, le gérant de l’entreprise un peu tyrannique, un peu pervers, un peu magouilleur ? L’intervention des équipes policières pour arrêter à l’aube un convoi de trafiquants de drogue au péage de l’autoroute va-t-elle réussir ? Le mouchard recruté si difficilement va-t-il donner les informations attendues malgré les embrouilles entre services ? La fin du livre se concentre sur le meurtre d’une jeune femme, sauvagement assassinée en pleine nuit. L’enquêteur prend l’affaire très à cœur, s’obstine pendant des mois par tous les moyens à explorer le passé de la victime, à identifier parmi ses nombreuses aventures l’amant jaloux ou éconduit qui serait passé à l’acte. Les suspects défilent, en vain. Et arrive ce qui n’arrive jamais (à ma connaissance !) dans un roman ou film policier : il faut se résoudre à l’échec. L’inspecteur doit abandonner les parents à leur drame, à son grand dépit ; même la juge qui le soutenait ne voit plus quoi faire ; tout le monde baisse les bras. Le coup de théâtre tant attendu ne s’est pas produit. Ce n’est la faute de personne, chacun a fait de son mieux, et la frustration est terrible, pour eux… et pour le lecteur.
Pas si simple donc de soumettre le réel au schéma narratif, avec intrigue et dénouement. Pas simple de transformer un policier ordinaire, un suspect quelconque en personnages de récit. Ils sont à la fois trop banals et trop subtils. Ils n’ont montré que ce qu’ils voulaient bien à l’enquêtrice. Elle doit nécessairement se retenir d’en rajouter sur ce qui leur donnerait davantage de chair, d’épaisseur, en ferait des héros, positifs ou négatifs. Pas simple de mettre en scénario des tranches de vie réelle. Les évènements du quotidien sont toujours un peu embrouillés, approximatifs. Les informations n’arrivent pas dans l’ordre qu’il faudrait pour entretenir l’intérêt, pour nouer progressivement l’intrigue. L’enquête au long cours ne se laisse pas couper en épisodes d’intensité équivalente.
Je suis donc sorti de ce livre un peu dépité. Mais je suis allé jusqu’au bout. Et je me dis qu’il m’a fait grandir. Avec le recul, je crois l’avoir entamé comme un Didier Daenincks ou un Thierry Jonquet de mon adolescence. Puis je me suis frotté au « sol raboteux » de l’activité policière : des histoires d’adultes au travail, loin d’Eliott Ness et Al Capone, mais bien aux prises avec la complexité du monde. Notre monde.
Patrice Bride