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Billet de blog 6 mai 2020

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Au risque de se déplacer

Sortir de chez soi est dangereux. Comment a-t-on appris par exemple à vivre avec la menace que représentent les automobiles ? Est-ce qu’on peut s’en inspirer pour apprendre à vivre avec l’insécurité sanitaire provoquée par le virus ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

1 300 000 morts par an dans le monde. Vingt à cinquante millions de blessés. Très majoritairement des gens qui n’y sont pour rien : piétons ou cyclistes. En France, 3 500 morts par an, ce qui est beaucoup moins qu’il y a quelques années, et un chiffre faible par rapport à d’autres pays en proportion du nombre de véhicules en service. Mais tout de même, chaque année, de l’ordre de 58 000 accidents corporels « de la circulation » (sous-entendu automobile), entrainant 73 000 blessés, avec souvent des séquelles conséquentes. Et un bilan inégal selon les catégories sociales, au détriment, bien sûr, des milieux populaires. Je n’ai pas trouvé de statistiques sur la probabilité de subir au moins un accident au volant au cours de sa vie, mais je la suppose très élevée à ce que je vois dans mon entourage. Moi, j’y suis déjà passé (sans blesser personne d’autre que moi-même, ouf).

Insécurités routière et sanitaire

L’accident de la route est un risque ordinaire de la vie quotidienne, tellement le véhicule personnel motorisé est devenu incontournable dans notre civilisation. Un risque limité, suffisamment pour ne pas dissuader d’emprunter une voiture. Un risque connu, et on se contente d’un minimum de rites rassurants (« et soyez prudent ! », « Passez un coup de fil pour dire que vous êtes bien arrivés ! ») en étant convaincus qu’on devrait, cette fois encore, échapper au drame. Mais un risque réel, avec un bilan humain qui paraitrait probablement insupportable s’il advenait subitement.

Ce n’est pas une épidémie, bien sûr. Celles-ci ont une temporalité différente : une irruption soudaine, plus ou moins dévastatrice, avant de rentrer dans le rang des facteurs de mortalité ordinaire. Mais je trouve qu’il y a suffisamment de similarité entre ces deux fléaux pour que le rapprochement aide à réfléchir à ce qui rend les humains capables de vivre dans un milieu insécure.

Je ne m’essaie pas à ce parallèle pour euphémiser l’épidémie en cours. Bien au contraire : je suis effaré de longue date du bilan humain de la circulation automobile, et c’est bien un signe de l’ampleur de la catastrophe virale du covid-19 que l’on soit sur les mêmes ordres de grandeur. J’apprécierais beaucoup que le même sentiment d’urgence qui nous anime face au danger de la pandémie nous persuade de la légitimité de mesures aussi radicales pour limiter drastiquement l’usage de voitures personnelles. Il serait dramatique que l’on se résigne finalement à l’hécatombe de l’épidémie, qu’on finisse par porter son masque comme on boucle sa ceinture de sécurité : en sachant bien, et en le vivant sereinement, que ça ne suffira pas en cas de très mauvaise rencontre.

Ma question sera donc plutôt : comprendre comment on traite le risque routier, jusqu’à le supporter, voire l’admettre, pour ne pas admettre la fatalité des pandémies virales. Quels sont les mécanismes et dispositifs sociaux et politiques qui rendent tolérable la violence routière ?

Le traitement administratif

Comme pour l’épidémie, l’intervention des pouvoirs publics en matière de sécurité routière est très développée. L’irruption des véhicules à moteur dans les villes a d’emblée mobilisé le législateur. Un important cadre juridique a été défini, avec diverses modalités d’élaboration plus ou moins participatives, démocratiques, autoritaires. Ce fut encore le cas récemment pour l’abaissement de la limitation de vitesse à 80 km/h sur les routes nationales françaises. Ce code de la route a été traduit dans l’environnement matériel par des marquages au sol, des feux tricolores, des panneaux de signalisation. Il se décline en dispositifs administratifs pour l’imposer, le faire respecter aux usagers : instauration d’un permis de conduire obligatoire, avec modalités d’apprentissage, de passation, de récupération en cas de perte ; contrôle technique automobile ; visite médicale pour certains véhicules, etc. La prévention routière est un service de l’appareil d’État à part entière. L’insécurité routière occupe une part importante de l’activité des instances policières et judiciaires : contrôle et verbalisation des automobilistes, jusqu’aux sanctions pénales. Comme toute politique elle a ses aléas, ses effets de mode, ses promesses, ses enjeux électoraux. Régulièrement ressurgit l’utopie de la bonne mesure législative, du plan d’ensemble interministériel mené en concertation avec les experts patentés et les acteurs de la société civile, voire de la déclaration de cause nationale, et avec tout ça, enfin, chers compatriotes, nous avancerons vers l’éradication de la violence routière.

On voit bien que cette approche est déjà à l’œuvre dans le cas de l’épidémie. Un cadre juridique spécifique a été monté en quelques jours, pour définir un « état d’urgence sanitaire ». Une avalanche de règlementations est produite par les diverses administrations, passant sans attendre du débat à l’expérimentation puis la mise en œuvre. La créativité bureaucratique est sans limites : de l’affichage obligatoire jusqu’au test sélectif pour accéder à un avion, de l’auto-attestation pour se déplacer jusqu’à l’équipement des commerces, de l’organisation des cours de récréation comme à celle des enterrements. Ces règles s’imposent aux organismes, y compris les entreprises privées, comme aux particuliers. Plus ou moins contraignante, leur application mobilise une part importante des forces sécuritaires, parfois bien embarrassées des « chèques en gris » que leur attribue leur hiérarchie, parfois tentées par l’excès de zèle. La communication institutionnelle reprend elle aussi le modèle de la prévention routière, à coups de slogans invoquant l’intérêt général : « restez chez vous » comme « roulez tout doux », « sauver des vies » comme « pensez à nos enfants » à l’entrée des villages.

Le traitement technique

Autre recours majeur de nos sociétés face aux risques : les solutions techniques. Les véhicules motorisés sont conçus de façon à concilier leur fonction première (déplacer des personnes ou du matériel à grande vitesse), avec les contraintes de sécurité (les amener à bon port en bon état). Leur environnement de déplacement est aménagé avec le même dilemme : favoriser la circulation des véhicules (routes goudronnées, à la bonne largeur, glissières de sécurité, rondpoints, etc.), tout en protégeant les riverains (trottoirs, ralentisseurs, etc.). Jusqu’à cet idéal de l’ingénieur : confier la conduite d’une automobile à des automatismes, pompeusement labellisés « intelligence artificielle ». L’être humain est le maillon faible du dispositif sécuritaire, et c’est son éviction qui serait en mesure de garantir la sécurité absolue. Pas de chance, il y a toujours de l’humain quelque part, même dans la programmation des systèmes automatiques, et il apparait que nous ne sommes pas à l’abri de failles logiques dans les algorithmes ou de bogues dans les lignes de code…

La lutte contre la pandémie est aussi massivement affaire de techniques, d’abord médicales : des plus rudimentaires, les masques protecteurs pour éviter les miasmes, jusqu’à la pointe de la recherche scientifique en génétique pour comprendre les mécanismes du virus et les contrecarrer. Là aussi l’espoir, je dirais plutôt le fantasme, serait être débarrassé du problème par une invention technologique ultime : le remède ou le vaccin.

Le traitement social

La circulation automobile est une activité humaine. On subit la tornade ou le tremblement de terre, on peut quand même être prudent au volant. Personne ne prend la route pour se suicider, tuer ou blesser son prochain. Tout le monde a intérêt à arriver à bon port, intact. Voilà d’excellentes raisons pour compter sur des comportements adaptés, sans en passer par la peur du gendarme ou le recours à un char d’assaut intelligent pour se sentir en sécurité. Et c’est bien le cas dans l’immense majorité des situations de conduite. Que faudrait-il pour atteindre l’idéal libertaire d’une régulation sans contrainte étatique ou sans appareillage technique, fondée sur l’harmonie des sorts individuels dans l’intérêt collectif ? Une sorte d’immunité collective, pour reprendre l’analogie épidémique, les autres étant alors les meilleurs remparts à la menace contagieuse ?

Un peu de tout ?

Une fois cette distinction posée, la tentation est grande de la résoudre par une solution barycentrique : il faut un peu de tout, bien sûr. Préciser, renforcer, durcir ou au contraire assouplir le cadre juridique, et il en faut de toute façon pour échapper à l’anarchie. Améliorer les techniques, toutes étant toujours perfectibles. Éduquer les usagers, de gré ou de force, pour maitriser les comportements.

Le hic, c’est que cela ne fonctionne manifestement pas. Même dans les pays les mieux équipés sous tous rapports, le bilan est terrible. À l’échelle mondiale, au bout d’un siècle de généralisation de l’automobile, l’hécatombe n’est pas maitrisée, empire même. Toujours plus de morts, chauffards, ivrognes ou innocents (en tout cas pour rien dans l’accident), toujours plus de blessés, mutilés, traumatisés. À ce jour, je pense que personne ne se hasardera à prétendre qu’une bonne politique contre la pandémie, ni en prévention, ni en réaction, ne suffira à en venir à bout, ou que le salut viendra d’une découverte scientifico-médicale, ou que le respect des gestes barrières et des règles de distanciation sociale nous garantira l’impunité.

Il faut y regarder de plus près. Il y a effectivement interaction entre ces approches, positives ou négatives. Les radars automatiques sont conçus simultanément comme répressifs et éducatifs. Les dispositifs de sécurité protègent, mais diminuent le sentiment du risque et donc la prudence du conducteur.

L’humain, un être de culture

C’est que ces trois approches ne sont pas de même nature, trois ingrédients à doser dans une bonne recette politico-sociale. Je crois qu’il faut faire l’effort d’aller chercher les fondements anthropologiques sous-jacents à chacune d’elles pour comprendre comment elles s’ajustent ou se contrarient, et faire des choix face à des risques comme la violence routière ou les épidémies.

Les deux premières me semblent partager une forme de déresponsabilisation : le collectif s’en remet à une institution, un dispositif organisationnel de maitrise de la vie sociale, ou bien à une technologie, un dispositif matériel de maitrise des choses. La troisième exige d’assumer, individuellement et collectivement, ses responsabilités vis-à-vis du monde.

S’en remettre à un gendarme m’empêche d’assumer ma responsabilité citoyenne vis-à-vis des autres. S’en remettre à un logiciel de bord m’empêche d’assumer ma maitrise de l’instrument technique.

Je crois que la santé ne se joue pas dans la délégation à un médecin ou à un médicament. Pour reprendre la définition de Georges Canguilhem, elle est « le luxe de tomber malade et de pouvoir s’en relever ». En quoi les institutions et les techniques nous aident-elles, individuellement et collectivement, à nous relever des maladies que nous traversons au cours d’une existence ? Est voué à l’échec tout dispositif qui assujettit les individus à un bon comportement, à une contrainte technique. La meilleure règle ou le meilleur outil est celui que je peux instrumentaliser au service de mon activité, que le collectif peut s’approprier à sa mesure.

Illustration 1

Et c’est bien le mouvement de la vie sociale. J’ai un souvenir vif du musée archéologique de Naples, pour ses fresques de l’époque romaine, mais aussi pour le spectacle de la circulation routière extrêmement animée sur la place en contrebas : un tourbillon de voitures, de scooters, de piétons, indifférent à la couleur des feux au carrefour, aux voies de circulation indiquées au sol, et pourtant un tourbillon qui s’écoule sans trop de heurts, qui doit bien avoir une certaine efficacité puisqu’il perdure. Je préfère personnellement le calme et la mesure de la circulation d’Amsterdam. Au-delà de mes habitus en matière de transport motorisés, j’en retiens le constat qu’il y a bien une dimension culturelle dans la façon dont une société vit plus ou moins en sécurité, et la conviction que la réponse aux risques est dans le développement de la culture collective : comment nous emparons-nous de tous les moyens techniques à notre disposition pour nous déplacer ? Comment organisons-nous collectivement leur usage, au plus près des besoins ? Je déplore que la logique retenue par ceux qui ont le pouvoir de nous imposer leur choix soit aux antipodes : restez chez vous en attendant un vaccin. Mais voilà, il faudra bien ressortir un jour, et vivre pour de bon.

Patrice Bride

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