Patrice Bride – coopérative Dire Le Travail (avatar)

Patrice Bride – coopérative Dire Le Travail

Coopérative Dire Le Travail : tout un programme !

Abonné·e de Mediapart

23 Billets

1 Éditions

Billet de blog 8 avril 2020

Patrice Bride – coopérative Dire Le Travail (avatar)

Patrice Bride – coopérative Dire Le Travail

Coopérative Dire Le Travail : tout un programme !

Abonné·e de Mediapart

Questions impertinentes sur le confinement

Fallait-il interdire tous les déplacements dans l’espace public décrétés comme non indispensables en réaction à l’extension de l’épidémie ? La moindre des choses me semble de garder la question ouverte. Je résiste à l’injonction du slogan impératif, « restez chez vous ! », qu’il émane du président de la République ou qu’il soit repris par mon voisin de balcon.

Patrice Bride – coopérative Dire Le Travail (avatar)

Patrice Bride – coopérative Dire Le Travail

Coopérative Dire Le Travail : tout un programme !

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Et d’abord : pourquoi questionner le confinement ?

Fallait-il interdire tous les déplacements dans l’espace public décrétés comme non indispensables en réaction à l’extension de l’épidémie ? La moindre des choses me semble de garder la question ouverte. Je résiste à l’injonction du slogan impératif, « restez chez vous ! », qu’il émane du président de la République ou qu’il soit repris par mon voisin de balcon. La démocratie, c’est d’abord la possibilité de tout mettre en discussion, même les prescriptions médicales, et plus encore les décisions politiques ; même dans l’urgence, parce que c’est ces jours que des décisions irrémédiables sont prises.

Et pas (ou pas seulement) pour le plaisir intellectuel de discuter. Toute décision politique est nécessairement complexe. Elle doit s’inscrire dans un espace de possibles : on pourrait faire autrement. Elle est nécessairement inscrite dans différentes temporalités, parce que le salut à court terme peut représenter un cout exorbitant à long terme, parce que le long terme peut être lourdement grevé faute de mesures d’urgence. Elle s’appuie nécessairement sur différents champs de savoir, en les croisant et pas seulement en les juxtaposant, parce qu’aucun problème social n’est seulement technique, ou économique, ou diplomatique, ou juridique, ou sanitaire. Et c’est bien le cas d’une pandémie !

Les évènements de ces dernières semaines ont considérablement fait parler, sinon dans les lieux publics, du moins dans les médias. Mais, pour ce que j’en ai vu, aucune argumentation critiquant la décision du confinement, demandant à ce qu’il soit allégé dès que possible, voire levé sans attendre. Et pourquoi pas ?

Comment mesurer les conséquences du confinement ?

Le gouvernement, pour ce qu’on entend dans les médias, semble très à l’écoute d’experts médicaux, dans le registre certes incontournable, mais tout de même étroit de l’épidémiologie. Même en restant dans le domaine médical, même avec l’entrée étroite des dénombrements statistiques, la seule prise en compte de ce point de vue est discutable : quelle ampleur de la surmortalité du fait du seul Covid-19, sur quelle période ? Combien de morts, quelles souffrances à court ou à moyen terme du fait de la focalisation des services de santé et d’urgences sur l’épidémie ? Quelles conséquences sanitaires du confinement, en termes de souffrances psychiques, de suicides, de violences conjugales, d’addiction ?

Et il n’y a pas que la médecine dans la vie : il faut aussi entendre les sociologues et les anthropologues (les conséquences du confinement en termes d’aggravation des inégalités de revenu, d’accès à l’éducation, la mise à l’épreuve des liens sociaux ordinaires, les conséquences relationnelles de l’entretien d’un climat de peur et de panique), les économistes (on n’actionne pas le freinage d’urgence d’une économie aussi complexe, aussi mondialisée, sans faire beaucoup de casse) ; il faut mesurer les conséquences sur des secteurs entiers de la vie sociale comme la culture (le spectacle vivant, professionnel, mais aussi amateur, complètement à l’arrêt, tout comme l’édition papier de revues et de livres), l’éducation et la formation (forcément très dégradées à distance, malgré les rodomontades autour de la « continuité pédagogique »), les engagements civiques, humanitaires, politiques ou syndicaux.

Et bien sûr, le travail… Le confinement a des conséquences considérables sur le travail de chacun. Je ne vois pas d’équivalent pour une mesure ayant un impact aussi global sur l’ensemble du monde du travail, quel que soit le secteur, le statut professionnel, le cadre économique. Les psychologues du travail parlent de « travail empêché » à propos d’activités que l’on ne peut mener comme on voudrait pouvoir le faire, comme on pense bien de le faire. L’expression prend un relief particulier ces jours, pour la quasi-totalité de celles et ceux qui travaillent. Comment continuer à former, enseigner, soigner, manager par écran interposé ? Comment encaisser, livrer, secourir, travailler sur un chantier, dans un atelier, un entrepôt, une usine en restant à un mètre de distance ? Comment continuer à assurer le travail domestique lorsqu’il n’y a pas de possibilités de prise en charge extérieure des enfants, aucune sortie culturelle ou de distraction possible ? Comment assurer les soins courants des personnes lorsque les infrastructures hospitalières sont accaparées par le traitement de l’épidémie ?
Comment se fait-il qu’une telle décision soit si consensuelle ?

Face à une décision si lourde de conséquences, prise aussi brusquement (rappelons-nous quand même cette énormité : pas de problème pour envoyer tous les électeurs dans les bureaux de vote un jour, scandaleux de voir des joggeurs dans les rues le lendemain), l’unanimité actuelle me parait devoir alerter. Bien rares les tribunes que j’ai pu lire qui ne concèdent un prudent « bien sûr le confinement, et moi le premier ». Ce n’est pas normal d’être tous d’accord pour une décision aussi inédite, aussi radicale. Certes, le rouleau compresseur médiatique et communicationnel est passé par là. Mais il n’est pas toujours si efficace. J’y vois, peut-être, un signe de « pensée empêchée » : le besoin de s’accrocher à une certitude partagée, rassurante dans un monde devenu soudainement hostile. Je ressens, en tout cas, le besoin inverse : il faut d’autant plus en discuter.

Qui doit être confiné ?

Dans les temps anciens, disons en 2019, le terme « confinement » ne s’employait qu’à propos d’un individu, placé à l’isolement pour en protéger les autres (cf. par exemple la définition du CNTRL, qui n’a pas encore été mise à jour). Parler du « confinement de trois-milliards d’êtres humains » élargit brusquement la signification du mot. Jusqu’à l’absurde : un tel « confinement » ne peut être que partiel. Une société sans aucune activité dans l’espace public, conduite collectivement et en présence, est inconcevable. Où passer la limite entre activités plus ou moins indispensables, plus ou moins urgentes ? Qui doit rester à l’isolement, quand nul ne sait avec certitude qui est malade ou non ? Comment croire qu’une telle mesure si inédite, si peu opérationnelle est la seule réponse possible à l’épidémie en cours ?

Qui décide du confinement ?

La question est à la fois très pratique, et vertigineuse.

Laisser chaque personne décider individuellement, par exemple en faisant valoir un droit de retrait ? Devoir assumer seul la décision d’effectuer son travail ou non, d’apprécier seul les risques qu’on est disposé à prendre est un dilemme éthique redoutable. Choisir seul de renoncer à une présence auprès d’un proche malade, d’un mourant ne peut se faire à la légère, sans laisser de traces dans les consciences.

Laisser la décision aux chefs d’entreprise, ou aux managers ? C’est pire, puisque le choix individuel se double de la pression de devoir l’imposer à d’autres. Ce n’est pas une question de capacité individuelle à assumer des responsabilités : il y a le lot des cyniques, voire des criminels, et puis ceux qui s’inquiètent surtout de la disponibilité sur le long terme de leurs « ressources humaines », mais aussi ceux qui privilégient une certaine conscience humaniste. Toutes tendances qui en fait tiraillent plus ou moins chaque individu.

S’en remettre aux responsables politiques ? Je ne verserai pas dans la stigmatisation individuelle, parce que j’ai plutôt le sentiment que cette épreuve incroyable de la pandémie déborde la responsabilité que peut assumer une personne en place, quelle que soit sa personnalité, ses compétences. Macron, Philippe, Buzyn, Ndiaye, von der Leyen, Xi Jinping, Trump, Bolsonaro : tous sont dépassés par l’ampleur des évènements, et se retrouvent à devoir assumer des décisions impossibles, de confinement comme à présent de « déconfinement ». À l’autre bout de la chaine de leurs décisions, la situation dans laquelle se retrouve chaque policier et gendarme est très significative : considérer que chaque passant est potentiellement suspect, vérifier qu’il a lui-même rempli une attestation administrative, contrôler que le motif de son déplacement, relevant de sa vie la plus ordinaire, est légitime au regard de quelques critères administratifs institués pour soixante-dix-millions de personnes. Comment croire à la pertinence d’une décision qui place ainsi ceux qui les prennent et les applique dans des missions impossibles, absurdes ?

Quelle est la bonne question ?

À ce stade, j’en viens à l’idée que la question initiale, confiner ou ne pas confiner, n’est pas la bonne. D’abord parce qu’elle est binaire, là où la réponse dans la vie réelle est nécessairement subtile, plurielle. Et surtout parce que l’enjeu n’est pas de discuter de la nature de la décision, par exemple sous la forme : qu’auriez-vous fait fait à leur place ? Non pas qu’il n’y ait rien à faire à l’échelle du gouvernement, que les décisions des uns et des autres soient plus ou moins opportunes. Mais c’est de l’ordre des fameux « petits gestes » par rapport au réchauffement climatique. Tout le monde s’accorde pour dire que le confinement, quelles que soient ses variantes plus ou moins strictes, ne fait que ralentir la progression de l’épidémie, ne peut que limiter le nombre de victimes.

Je crois que la question à aborder sérieusement, et dès maintenant, dans les situations concrètes auxquelles nous sommes confrontés ces jours, n’est pas : « quelles mesures pour éviter ou limiter la catastrophe ? », mais plutôt « comment vivre humainement en temps de catastrophe ? ». Discutons-en.

Patrice Bride

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.