Pour ce que j’en ai compris, l’épidémie de coronavirus en cours ne s’arrêtera lorsqu’elle aura fait son œuvre, c’est-à-dire contaminé une part de la population importante, l’immense majorité n’étant que porteurs sains ou avec symptômes mineurs, comme c’est le cas pour les autres épidémies grippales. On ne peut semble-t-il guère compter sur l’arrivée du printemps, ce virus étant peu sensible à l’augmentation des températures. Toutes les mesures pour lutter contre l’épidémie, aussi drastiques soient-elles, ne peuvent qu’en freiner la propagation, pas l’empêcher. Certes, on aura peut-être entretemps avancé dans les réponses médicinales, de façon à « sauver des vies ». On pourrait dire plutôt « retarder des décès », puisque ce sont avant tout des personnes âgées ou malades qui seront victimes du Covid-19.
Ciel, un virus !
Ça, c’est ce que j’ai retenu des quelques informations auxquelles j’ai accédé. Je suis peut-être mal documenté, j’en reste tout de même, comme beaucoup, avec le sentiment d’une réaction des pouvoirs publics disproportionnée et inadaptée par rapport à la menace de cette épidémie. C’est d’abord une impression, difficile à argumenter dans la mesure où elle va à l’encontre d’un allant de soi : il faut bien faire quelque chose, on ne va pas laisser les gens mourir, c’est bien le rôle des pouvoirs publics que de mener des actions concertées face à des dangers sanitaires. Certes. Mais pourquoi ce sentiment d'un ciel qui nous tombe sur la tête ? Pourquoi décréter la mobilisation générale contre cette grippe, et, pour évoquer un problème parmi mille autres, rester indifférent et même cynique quand des milliers de réfugiés meurent en tentant de franchir des frontières de plus en plus barbelées ? J’entends bien les explications habituelles : la loi « du mort kilométrique », et la frontière balkanique entre la Grèce et la Turquie est bien loin, même des circuits touristiques du Péloponnèse, alors que ma répétition de chorale de cette semaine est annulée parce qu'une soprano a été testée positive au virus ; la difficulté à saisir les ordres de grandeur (3 % de mortalité, 2000 cas, 20 000 réfugiés, c’est beaucoup ou non ?) ; la peur, voire le déni de la mort dans nos sociétés contemporaines, que cette épidémie vient bousculer ; l’idéalisation de la médecine, avec cette promesse, de moins en moins réaliste mais toujours mythique, d’une vie sans maladies, sans souffrance, d’une mort paisible, au bout du possible ; le vieillissement des électorats des démocraties occidentales, qui rend les partis gouvernementaux plus sensibles à de telles inquiétudes sanitaires.
Police, au secours
Je crois qu’il y a autre chose à comprendre dans cet évènement épidémique. J’ose un parallèle avec un autre fléau contemporain, très médiatisé, objet d’une mobilisation générale des autorités publiques : le terrorisme. Là aussi, un nombre de victimes dérisoires par rapport à la mortalité ordinaire ; un danger à la fois proche (l’ennemi au coin de la rue) et exotique (le germe pathogène qui vient de l’autre bout de la Terre, qui sort de la normalité) ; une matière propre à alimenter un feuilleton médiatique. Et puis, surtout, des mesures policières similaires, relevant du contrôle de masse. Désormais, on fouille les sacs, on fait passer sous des portiques de détection, on prend les températures, on fiche, on enquête à la recherche du « patient zéro » comme à celle du « radicalisé », on place en isolement, on diffuse des messages d’alerte, on incite lourdement aux comportements prophylactiques, on impose des procédures d’urgence et tout cela à partir de recommandations d’experts en tout genre, dans le cadre de plans d’action, avec des dispositifs, des mesures graduées, des comités de suivi.
Même les argumentaires se ressemblent : certes le nombre d’attentats est resté limité, mais justement parce que la mobilisation policière a déjoué les plans de l’ennemi ; la surmortalité provoquée par cette épidémie sera réelle, mais on aura échappé à pire encore.
La Chine a donné le ton. Ça semble dans l’ordre des choses d’un État dictatorial, à la pointe de toutes les technologies de contrôle et de surveillance numérique de sa population. Et cet État est manifestement disposé à payer très cher sur le plan économique ces mesures à visées politiques, tant pis pour les capitalistes locaux. Je trouve impressionnant que les États occidentaux s’alignent sur de telles pratiques, quitte à empiéter sur les libertés, ce qui n’est pas une première, mais surtout au risque de provoquer une catastrophe économique.
Médecin ou empoisonneur ?
D’abord parce que les mesures prises sont incohérentes, et cachent, plutôt mal, la misère : les rodomontades de circonstances ne remplacent pas les moyens budgétaires pour assurer des services publics de sécurité ou de santé à la hauteur des besoins, ne font pas oublier par exemple aux chercheurs les trous d’air dans les financements publics entre deux poussées de fièvre épidémique.
Ensuite parce qu’elles sont vaines. Empêcher des actes terroristes ou une épidémie ne relève pas de mesures brutales prises en urgence après un attentat ou l’apparition d’un virus, mais de mobilisations et d’investissements sociaux, politiques, anticipées et pensées sur le long terme. Les coups de mentons et les annonces tonitruantes entravent même le travail ordinaire des policiers ou des personnels médicaux plus qu’ils ne le facilitent.
Enfin parce qu’elles sont hypocrites, et même cyniques : les pollutions diverses auxquelles les pouvoirs publics laissent libre cours justifieraient bien des mesures coercitives à l’égard des entreprises qui intoxiquent les environnements et les populations ; les pratiques terroristes font partie de l’arsenal de nos États démocratiques, y compris la torture et la peine de mort aux États-Unis.
Qu’y a-t-il donc derrière l’esbroufe de ces gouvernements subitement aux petits soins pour les populations ?
Un monde bureaucratisé
Cette réponse gestionnaire à l’épidémie en cours me parait s’inscrire dans une tendance lourde à la bureaucratisation de la vie sociale, transversale aux administrations publiques et aux entreprises privées. L’encadrement des citoyens comme des salariés est désormais affaire de gestion, sur le modèle du « management » de « ressources humaines ». Les recensements, enquêtes et reportings divers compilés dans des bases de données sont transformés en indicateurs statistiques, justifiant les mesures politiques. Les services administratifs impersonnels prennent en charge toutes les dimensions de la vie sociale, à force de papiers et formulaires, de règles et de procédures, de badges d’accès et de mots de passe. La sécurité alimentaire, la protection de l’environnement, la lutte contre les discriminations : tout ne serait qu'affaire d'une bonne règlementation à concevoir et appliquer. À chaque problème social son plan d’action. Sous couvert de protection des populations, on prétend normaliser les comportements en vérifiant la conformité aux prescriptions. On cloisonne les personnes, confine, nasse, en opposant les trublions (les infectieux, les radicalisés, les casseurs) aux bons citoyens (ceux qui n’ont rien à se reprocher).
Et tout cela dans un flot de bavardage étourdissant, propagande débridée. Cause toujours, l’État s’occupe de tout.
Too big to fail ?
Mais ces colosses étatiques sont aux pieds d’argile. La République française, endurcie aux guerres coloniales dans les années 50 et 60, ne parvient pas à gérer quelques despérados fanatisés. La bureaucratie communiste chinoise, capable d’organiser sans sourciller des famines provoquant des millions de morts il y a cinquante ans, vacille du fait d’une épidémie de grippe. Les démocraties occidentales paniquent à leur tour devant un virus, et les marchés financiers de s’enrhumer. Ces réactions disproportionnées, hystériques signalent à mon avis un épuisement de ce modèle étatique, une impuissance de ces bureaucraties à maitriser un monde complexe, des populations nombreuses, éduquées, informées, capables de mobilisations massives.
Il suffit d’écouter celles et ceux qui travaillent dans ces appareils bureaucratiques pour entendre les craquements : les policiers (un peu), les hospitaliers (beaucoup) disent l’aberration des politiques qu’on leur fait mener, les gouffres entre les discours et les moyens disponibles, entre les objectifs énoncés d’en haut et ce qui est faisable au quotidien.
Nos gouvernements, malgré leurs immenses moyens, sont donc mis en péril par quelques cinglés à l’idéologie moyenâgeuse, par une épidémie de grippe. Ce n’est pas qu’une question de moyens budgétaires, plus ou moins suffisants, pas non plus de choix politiques, plus ou moins avertis. Il est temps d’imaginer et de développer d’autres modalités d’organisation économique et politique que ces bureaucraties débordées par la complexité du monde. À celles et ceux qui travaillent, en comptant sur leur intelligence collective, de prendre soin des humains et du monde.
Patrice Bride