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Billet de blog 18 mars 2020

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Libres managers ?

À propos de « Libres d'obéir. Le management, du nazisme à aujourd'hui », Johan Chapoutot, Gallimard nrf essais, 2019.

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Étudier l’Allemagne nazie, repoussoir absolu de notre civilisation, reste un travail délicat pour les historiens. Faut-il aborder l’idéologie nazie, le pouvoir hitlérien, et bien sûr la Shoah comme des singularités irréductibles, au risque de devoir se contenter de décrire et renoncer à comprendre cette sortie de route de l’humanité commune ? Inscrire l’étude du nazisme dans une approche comparatiste, diachronique (en continuité avec la République de Weimar en amont, la République fédérale en aval) ou synchronique (dans les similarités avec le fonctionnement étatique de l’URSS, frère ennemi totalitaire, ou même celui des républiques occidentales, démocratiques mais aussi coloniales), au risque du soupçon de relativisme ? Problème qui se décline pour l’éditeur : comment éviter le racolage, en en rajoutant dans l’exceptionnalité (et des figures comme Himmler ou Heydrich s’y prêtent assez bien !), au contraire dans le registre « des hommes ordinaires » (vous-même peut-être un jour ?) ? Ainsi le sous-titre de ce livre : « Le management, du nazisme à aujourd’hui ». Sous-entendu : nos managers, des nazis ? Voilà de quoi attirer l’attention… Problème qu’aborde explicitement l’auteur dès l’incipit de l’ouvrage : « Ils nous semblent résolument étrangers et étrangement proches, presque nos contemporains. “Ils”, ce sont les criminels nazis dont un chercheur en histoire spécialiste de cette période observe la vie et les actes, les écrits, reconstitue l’univers mental et le parcours. »

Comme souvent, rien de tel que l’espace et le temps du raisonnement pour développer les nuances nécessaires. Et l’auteur me semble tenir la ligne de crête. Non, les dirigeants nazis ne sont pas des aliens irrationnels ; oui, ils inscrivent bien dans la continuité de l’État allemand avant et au-delà du IIIème Reich, y compris dans des trajectoires personnelles comme celle de Reinhard Höhn, au centre du livre. Non, les théoriciens ou praticiens du management façon Ford ou Renault ne sont pas des fascistes ni des génocidaires ; oui, il y a bien des éléments pertinents à comparer dans le discours et les méthodes de ceux-ci avec les cadres nazis chargés d’organiser l’administration de « l’espace vital » conquis ou l’effort de guerre de l’industrie allemande.

Et cette démarche comparatiste lui permet de bousculer des représentations communes : les approches du management les plus verticales ne sont pas là où on le croit… Pour bien des raisons, idéologiques, mais aussi pragmatiques, les cadres nazis disposaient d’une large autonomie dans l’application des consignes. Loin d’être monolithique, l’appareil d’État nazi était fragmenté en de nombreux services en concurrence les uns avec les autres, et même en guerre d’influence acharnée. Un fonctionnement « polycratique » assumé par Hitler, se positionnant en arbitre des différents clans, et qui contribue à la radicalité du régime, chacun, à son niveau, étant incité à se montrer le plus déterminé et le plus hystérique pour se démarquer du concurrent.

On présente souvent le génocide des juifs et des Tziganes comme un crime de l’ère industrielle. En fait, plutôt qu’une prouesse technologique (si le gaz était certes fourni par l’industrie chimique, l’essentiel des mises à mort a été plutôt « artisanal », si on ose dire, en tout cas recourant avant tout à de la main-d’œuvre, SS ou supplétifs), il a été affaire de logistique (la circulation des trains, la gestion des camps, des ghettos) et de management (pour « gérer » les bourreaux comme les victimes : comment amener des milliers d’hommes à effectuer des tueries ? Comment en conduire des millions d’autres au massacre ?). Les six-millions de morts des génocides n’ont pas été victime d’un déchainement de sauvagerie barbare, d’un retour de pulsions meurtrières primitives, mais d’une organisation technocratique, savamment pensée, pour gérer méthodiquement des flux considérables d’hommes et de matériel.

La réalité des pratiques managériales est difficile à saisir, et c’est une des limites de cet ouvrage. Des trajectoires personnelles comme celle de Höhn sont intéressantes à titre d’étude de cas. L’analyse des discours, en l’occurrence des revues de management nazies, éclaire leurs intentions, leurs représentations du monde. Chapoutot montre le recours aux métaphores biologiques (les forces vives, l’élan vital) pour dénoncer les lourdeurs bureaucratiques, les normes excessives, les procédures. Quelles en sont les applications concrètes ? Comment les responsables nazis se débrouillent-ils, individuellement et collectivement, du dilemme classique des managers, faire en sorte que les subordonnés travaillent sans faire à leur place, soient autonomes pour faire ce qu’on leur dit de faire et pas autre chose ? On les connait extrêmement durs dans le maniement du bâton, Chapoutot montre aussi leur capacité à manier la carotte, par les efforts pour garantir des conditions de vie décentes à la majorité de la population allemande, le développement d’organismes Kraft durch Freude qui ne sont pas sans rappeler nos modernes « Chief Happiness Officer ».

Chapoutot aborde très prudemment la question redoutable qui court en filigrane du livre. S’il y a des accointances entre managers avant et après le IIIe Reich, ou de part et d’autre de ses frontières, faut-il en conclure qu’il y a compatibilité entre nazisme et management ? Voire qu’il y a un peu de nazisme dans nos idéologies managériales ? Qu’est-ce que l’enfer totalitaire nous renvoie de nos paradis démocratiques ? L’auteur s’essaie au funambulisme : « Comme la science, pourrait-on dire (mais la science l’est-elle jamais vraiment ?), il est un instrument neutre que l’on peut utiliser à bon ou à mauvais escient, pour assurer le bon fonctionnement d’un hospice accueillant des enfants malades ou celui d’une usine fabricant des chars d’assaut. C’est sans doute vrai, mais c’est un peu court. »

Je ne crois pas pour ma part que la réponse relève de la réflexion sur « la science » ou « le management » considérés comme disciplines universitaires, même à orientation pratique. Ce sont des activités sociales, pour la connaissance du monde ou l’organisation du travail. Si elles ne sont qu’affaire d’experts, Fleming ou Oppenheimer, Eisenhower ou Eichmann, nous n’aurons jamais qu’au mieux du despotisme éclairé, au pire du totalitarisme. L’alternative est plutôt dans le développement du pouvoir d’agir de celles et ceux qui travaillent, libre de coopérer.

Patrice Bride

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