La menace d'une grave crise financière en cas d'application du programme du NFP (Nouveau Front Populaire) est agitée en bonne place dans les arguments assenés contre le NFP. Elle comporte actuellement deux volets principaux : la forte hausse des taux d'intérêts sur les titres de financement de la dette publique, la fuite des investisseurs mettant en difficulté le financement des entreprises.
Nous disposons actuellement de riches arguments pour désamorcer le chantage au financement de la dette publique, même s'il reste beaucoup à faire pour les diffuser de façon simple. Ces arguments peuvent être puisés notamment dans la note#29 d'Intérêt Général de mars 2023[1], dans le livre de Jean-Marie Harribey et alii 2022[2], dans celui de Nicolas Dufrêne 2023[3], et encore dans celui des Économistes atterrés 2024[4]. Les ouvrages cités sont divers, mais convergent sur l'essentiel : la nécessité de sortir la dette publique de la dépendance aux marchés financiers avec des modalités à discuter et choisir.
En revanche, il me semble que nous, économistes défenseurs du NFP, avons plus à faire pour désamorcer le chantage à "la fuite des investisseurs". Ce billet de blog esquisse une contribution au travail collectif en ce sens.
Tout d'abord, qui sont les "investisseurs" en cause ? Ce ne sont pas ceux qui placent des fonds dans une entreprise, par exemple petite, avec un très fort engagement et travail personnel. Il s'agit du capital financier, c’est-à-dire du capital qui s'engage d'abord sous la forme de titres financiers en général négociables sur un marché financier : actions, obligations, et titres aux formes plus complexes (options, swaps, dérivés de crédit…). À la fin d'un cycle d'engagement, la mise initiale est récupérée accrue des dividendes touchés, de la différence entre valeur initiale et finale des titres, de l'écart entre intérêts versés et intérêts touchés. Le capital financier trouve ainsi une double source de profits et d'accumulation, les entreprises et la spéculation. Dans les entreprises, au cours des trois dernières décennies, il a donné au but du taux de profit et de l'accumulation du capital privé la forme prédominante de "la valeur actionnariale", c’est-à-dire du rendement et du prix des actions. Sont visés des dividendes élevés versés aux actionnaires et / ou un accroissement du prix des actions, des arbitrages étant opérés entre dividendes et utilisation du profit pour faire monter la valeur des actions via le rachat de celles-ci et via l'achat d'autres entreprises permettant notamment de dominer le marché et d'obtenir des rentes de monopole ou d'oligopole.
À celles et ceux qui agitent la menace de la "fuite des investisseurs", il faut d'abord rappeler le bilan calamiteux du capital financier : déclassement du travail terreau sur lequel prospère l'extrême droite ainsi qu'analysé par Sophie Binet, Secrétaire générale de la CGT, dans Alternatives économiques du 21 juin 2024, énorme accroissement des inégalités, affaiblissement de l'appareil de production en France, dégâts écologiques avec Total en fleuron, etc.
Le programme du NFP (Nouveau Front Populaire) ne cherche pas à régler toutes les questions posées par ce bilan, mais il propose des mesures très importantes pour avancer. Son application effective fera baisser le taux de profit, la rémunération des actionnaires et des hauts managers. En ajoutant les effets de campagnes d'opinion, les anticipations des investisseurs capitalistes auront des effets dépressifs (cf. un billet de blog antérieur "Anticiper les anticipations dépressives du capital"). Nous pouvons contrecarrer ces effets dépressifs et orienter dans le bon sens la production par des financements publics des entreprises sous conditions sociales-écologiques avec intervention des salariés et désamorcer ainsi le chantage à "la fuite des investisseurs". Le programme du NFP indique p. 16 un point d'appui : "Conditionner les aides aux entreprises au respect de critères environnementaux, sociaux et de lutte contre les discriminations au sein de l’entreprise. Les inscrire dans une stratégie industrielle publique. Exiger le remboursement des aides en cas de non-respect des contreparties" (p. 16).
Il est possible de donner une interprétation large à cette disposition en faisant entrer dans le champ des conditionnalités indiquées ci-dessus l'ensemble des financements publics des entreprises incluant, à côté des aides de l'État central et des collectivités locales, les crédits ou apports venant à des conditions favorables de la Banque de France, de la Caisse des dépôts, de la BPI et un jour la question se posera forcément d'un large pôle bancaire socialisé. Mais aujourd'hui il est déjà possible de s'appuyer sur l'ensemble des institutions financières publiques existantes, d'aller vers une émission monétaire émancipée du lien avec l'accumulation du capital et, contre toute illusion d'efficacité technocratique, de chercher une conjonction indispensable avec le développement des droits des salariés dans les entreprises avec notamment :
- une place importante donnée à la représentation des salariés dans les instances de décision des entreprises occupant les hauteurs de l'économie
- l'institution d'une Sécurité sociale professionnelle environnementale
- des droits de contrôle des comités d'entreprise sur les finances de leur entreprise
- la constitution de Comités de filière analogues à une échelle supérieure aux Comités d'entreprise, Comités de filière pouvant engager la responsabilité sociale et écologique des donneurs d’ordre et contribuer à la définition de politiques de filière
- l'établissement de sections territoriales des Comités de filière pouvant encourager les circuits courts et toutes les coopérations possibles localement et à des échelles intermédiaires
- une consultation du Comité d'entreprise et du Comité de filière concernés directement avant la finalisation d'une demande de financement public par l'entreprise et ensuite sur cette demande un avis conforme de ces mêmes Comités.
[1] Intérêt général, mars 2023, "Faire sauter les verrous. Les clés pour que la gauche ne capitule pas" note #29.
[2] Jean-Marie Harribey, Pierre Khalfa, Jacques Rigaudiat, 2022, Quoi qu'il en coûte. Sortir la dette des griffes de la finance. Les Éditions Textuel. Lire aussi la tribune de Pierre Khalfa et Jacques Rigaudiat, 21 juin 2024, "Briser « le mur de l’argent » !". Regards.
[3] Nicolas Dufrêne, 2023, La dette au XXIe siècle. Comment s'en libérer. Odile Jacob
[4] Les Économistes atterrés (Éric Berr, Léo Charles, Arthur Jatteau, Jonathan Marie, Alban Pellegris), 2e édition 2024, La dette publique. Précis d'économie citoyenne. Seuil.