Patrice Grevet

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Billet de blog 28 juillet 2025

Patrice Grevet

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Pour construire une industrie sociale-écologique, s'émanciper du taux de profit

Les constats sur la désindustrialisation de l'économie française et sur ses conséquences sont fréquents. Des propositions progressistes de réindustrialisation existent avec des acquis partiels consistants. Mais elles ont très fréquemment tendance à ignorer ou éluder ou sous-estimer un obstacle majeur tenant au rôle actuel du taux de profit. Ce billet propose une nouvelle régulation de l'industrie.

Patrice Grevet

Professeur honoraire de sciences économiques à l'université de Lille

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les constats sur la désindustrialisation de l'économie française et sur ses conséquences négatives, de même des propositions progressistes de réindustrialisation sont clairement présentes dans les débats publics et le seront lors de Journées de réflexion à la fin de ce mois d'août 2025. Relativement à ces débats, cette note met l'accent sur des acquis partiels consistants du côté des forces progressistes et simultanément sur un obstacle majeur à un type de réindustrialisation qui participerait en France à une transformation systémique protégeant les gens de la crise sociale, écologique, démocratique en cours et qui chercherait à la dépasser. Cet obstacle tient au rôle actuel du taux de profit du capital privé dans la régulation du système économique et notamment dans le fonctionnement des entreprises qui occupent "les hauteurs de l'économie". Du côté des forces progressistes, il y a très fréquemment tendance à ignorer, ou éluder, ou sous-estimer cet obstacle alors qu'il faudrait le prendre de front. Avant de développer cette thèse, voici deux remarques préalables.

Deux remarques préalables

Première remarque, il ne s'agit pas de plaider pour un maximalisme. Il s'agit de tenir les deux bouts d'une chaîne : agir immédiatement contre les régressions, pour tout pas en avant possible, en rassemblant étape par étape, compte tenu des rapports de force, et simultanément mener une bataille idéologique et politique sur des changements radicaux à opérer pour que les limites des pas en avant possibles à un moment donné n'alimentent pas une déception récupérable par les forces agissant pour des retours en arrière brutaux et pour qu'à l'inverse elles servent de points d'appui pour des progrès plus importants. Évidemment, il est bien plus facile de tenir les deux bouts de la chaîne sur le papier que dans la pratique avec des solutions concrètes supposant le débat stratégique et tactique.

Deuxième remarque préalable, la France est un pays riche. Mieux partager les richesses produites est indispensable, mais cela ne suffit pas en raison de la crise écologique et parce qu'il n'y a pas de substitution simple entre les biens ou services consommés ou investis par les plus opulents et ceux nécessaires aux catégories populaires et intermédiaires. La question est de produire, de répartir, de consommer, d'investir autrement. A cet égard, la richesse du pays est à la fois un atout et un handicap, un atout car elle donne des moyens humains et matériels mobilisables ou convertissables pour une réindustrialisation sociale-écologique, un handicap car cette richesse s'est développée dans l'association avec un consumérisme marquant toutes les strates de la société.

Les sources

Concernant l'analyse de la situation actuelle de l'industrie en France et la formulation de propositions de reconstruction sociale-écologique, je me référerai sans recherche d'exhaustivité à quatre éléments :
- Le colloque Industrie : quelle nouvelle page écologique et sociale ? organisé le 9 octobre 2024 par Matthias Tavel député LFI, avec le groupe Intérêt Général, le collectif X-Alternative, aux côtés de chercheurs, professionnels, syndicalistes, élus du Nouveau Front Populaire et de Lucie Castets Ici
- La note n° 33 Construire une planification industrielle à partir des besoins - Épisode I : Repenser l’industrie et ses politiques publiée en décembre 2024 par le groupe Intérêt Général et le collectif X-Alternative Ici ; des versions préparatoires très riches et avancées d'un Épisode II développant des points de méthode existent, malheureusement sans avoir débouché à ce jour sur une publication
- Le rapport Face à la crise industrielle : un plan de production pour répondre aux besoins publié le 10 avril 2025 par l'ILB (Institut La Boétie) et rédigé par Aurélie Trouvé et Éric Berr Ici
- Le n° 106, mai 2025, de L'économie politique "Réindustrialiser, pour quoi faire ?".

Des acquis consistants, mais partiels

Sans que là aussi je sois exhaustif, je mentionnerai huit acquis partiels consistants :

  • La réponse aux besoins du pays en tant que finalité d'une reconstruction de l'industrie
  • L'élaboration de nouveaux indicateurs pour mesurer les besoins et la capacité de la production nationale à y répondre. Les groupes Intérêt général et X-Alternative avaient proposé de retenir les taux de couverture des besoins dans les différentes branches. La note de l'ILB suggère à juste titre de ne pas en rester à une mesure globale du taux de couverture, ce qui signifie deux choses : entrer dans les dynamiques internes aux branches en considérant en termes physiques les produits les plus stratégiques et prendre en compte les relations les plus décisives entre les branches
  • La décarbonation de l'industrie et plus largement l'intégration des écosystèmes dans les indicateurs de production en mesurant les effets de celle-ci sur "les actifs des écosystèmes" (expression due à André Vanoli[1]). À cet égard, je signale l'intérêt de poursuivre dans le sens d'un document déjà publié par l'Insee sur l’empreinte matières de l’économie française[2]
  • Une approche par filière assurant notamment la solidarité entre les donneurs d'ordres et les sous-traitants et, aspect précisé dans une version préparatoire de l'Épisode II mentionné ci-dessus, l'articulation avec l'ensemble des échelons géographiques ; la note de l'ILB propose de développer des pôles territoriaux industriels conçus comme des écosystèmes spécialisés regroupant des secteurs complémentaires au sens large
  • La recherche des scénarios les plus favorables à l'emploi en quantité et qualité
  • L'anticipation des métiers avec l'organisation des formations nécessaires et des conversions professionnelles vers le haut
  • L'institution d'une planification industrielle se saisissant d'outils déjà existants en les adaptant (exemple des Comités stratégiques de filières), développant de nouveaux outils tels que le conditionnement des aides publiques à des contrats de bifurcation écologique, une commande publique structurante par exemple dans le secteur des énergies renouvelables ainsi que la mobilisation du secteur public existant
  • L'instauration d'un protectionnisme solidaire et raisonné.

Ces acquis consistants me semblent s'accompagner d'une mise en cause insuffisante du rôle central du taux de profit dans la régulation du système économique et notamment dans le fonctionnement des entreprises qui occupent les hauteurs de l'économie. Il serait tout à fait inexact d'écrire qu'il n'y a rien à ce sujet dans les documents cités. Par exemple, le rapport de l'ILB critique les stratégies passées et présentes d’optimisation de la rentabilité du capital incompatibles avec le maintien d’emplois en France, le comportement de l’État et de la banque publique d’investissements (BPI) présents au capital de nombreuses entreprises industrielles où ils y agissent comme des actionnaires classiques. L'ILB prévoit l'interdiction des licenciements boursiers et les rachats d'entreprise par LBO (Leverage buy-out = effet de levier), une représentation significative (mais sans plus de précisions) des salariés dans les conseils d'administration des entreprises et la garantie de leur participation aux discussions sur la stratégie de l'entreprise, un droit de veto sur les plans de licenciements via le Comité social et économique (CSE), le soutien par des prêts d'État au développement de modèles alternatifs au modèle actionnarial comme les coopératives, etc. Les dispositions consistantes précédentes ne me semblent pas faire le compte pour réaliser une reconstruction sociale-écologique de l'industrie. Leur logique est de chercher à influencer les stratégies de rentabilisation et d'accumulation du capital, mais non pas de s'émanciper du critère synthétique du taux de profit en y substituant des critères sociaux-écologiques décentralisés dans les entreprises des hauteurs et dans les institutions d'un vaste pôle bancaire socialisé[3]. Or l'émancipation du taux de profit est nécessaire tout d'abord parce que définanciariser aujourd'hui c'est décapitaliser.

Définanciariser aujourd'hui c'est décapitaliser

Dans le capitalisme, par définition, les activités des entreprises sont orientées en principal par le but du taux de profit et de l'accumulation du capital privé. Ce but prend des formes variables selon les périodes. Au cours des trois dernières décennies, il a pris de façon prédominante la forme de "la valeur actionnariale", c’est-à-dire du rendement et du prix des actions. Sont visés des dividendes élevés versés aux actionnaires et / ou un accroissement du prix des actions, des arbitrages étant opérés entre dividendes et utilisation du profit pour faire monter la valeur des actions via le rachat de celles-ci et via l'achat d'autres entreprises permettant notamment de dominer le marché et d'obtenir des rentes de monopole ou d'oligopole. Les diverses utilisations du profit dans ces intérêts des actionnaires et des managers qui y sont liés s'accompagnent de plus ou moins d'endettement selon le rapport entre taux de profit et taux d'intérêt. La prédominance de la valeur pour l’actionnaire est liée à la forme principale prise par le capital, le capital financier, c’est-à-dire le capital qui s'engage d'abord sous la forme de titres financiers en général négociables sur un marché financier : actions, obligations, et titres aux formes plus complexes (options, swaps, dérivés de crédit…). À la fin d'un cycle d'engagement, la mise initiale est récupérée accrue des dividendes touchés, de la différence entre valeur initiale et finale des titres, de l'écart entre intérêts versés et intérêts touchés. Le capital financier trouve ainsi une double source de profits et d'accumulation, les entreprises et la spéculation. Lors du colloque "Industrie : quelle nouvelle page écologique et sociale ?", dans les notes du groupe Intérêt Général et du collectif X-Alternative, dans le rapport de l'LLB cités précédemment, la critique de la financiarisation occupe une place majeure.

Or définanciariser aujourd'hui c'est décapitaliser du fait du rôle croissant de l'information dans toutes les activités, y compris dans l'industrie. Vouloir définanciariser sans une émancipation générale du taux de profit est illusoire. Des auteurs comme les économistes britanniques Jonathan Haskel et Stian Westlake emploient l'expression "actifs immatériels" ou "intangibles" ou "incorporels" à propos des marques, des brevets, des droits d’auteur, des designs, des modes d’organisation, des procédés de fabrication, des programmes informatiques ou algorithmes qui créent de l’information, des réputations, des innovations marketing, etc.[4] Je préfère employer les termes "information" et "informationnel" qui ont l'avantage de ne pas être formés sur une négation et de pousser à une analyse économique des spécificités de l'information ainsi que le fit l'économiste américain Kenneth Arrow dans un article de 1962 intitulé "Economic Welfare and the Allocation of Resources for Invention". Arrow a introduit l’idée de non-rivalité de l’information, c'est-à-dire qu'une fois produite, celle-ci peut être utilisée par un agent sans limite d'échelle ou par plusieurs agents sans être "consommée". Cette propriété de l'information est utilisée par des grandes firmes capitalistes qui s'assurent des monopoles informationnels sources de rentes analysées par Cédric Durand[5]. En opposition d'un point de vue progressiste à cet usage, il faut souligner, comme l'a fait Paul Boccara, l'intérêt du partage le plus large de l'information pouvant bénéficier à toutes et tous sans coûts de reproduction[6].

Le critère synthétique du taux de profit a été cohérent avec un type de croissance de la production et de la productivité, d'accumulation du capital, reposant principalement sur le développement des machines-outils, les énergies carbonées, la dégradation de la nature, et assurant une régulation par crises de suraccumulation-dévalorisation du capital avec des maux sociaux considérables[7]. Ce type de régulation s'est accompagné d'une constitution des capacités humaines par l'usage du salaire dans le cadre de la famille et par le financement public institué depuis le XIXe siècle notamment en matière d'éducation[8]. La relative cohérence entre le critère du taux de profit et le développement de la production a été détruite par le rôle croissant de "l'informationnel". La financiarisation est une adaptation du capitalisme à ce rôle croissant, adaptation porteuse d'antagonismes sociaux et économiques. Les éléments constitutifs de l'informationnel sont difficiles à comptabiliser, mais influencent fortement les cours en bourse dans des spéculations pariant sur leur valeur future. Ils vont de pair avec le recours à des financements via les marchés financiers (actions, obligations) plutôt qu’au crédit bancaire classique, car ils ne sont pas facilement nantissables, c'est-à-dire utilisables comme garantie, etc. Ils donnent lieu à des captations de valeur via des rachats de brevets et licences, via la valorisation spéculative de startups, etc.

Concurrence entre les individus et montée de l'informationnel dans le cadre capitaliste

L'adaptation du capitalisme comporte aussi un développement généralisé de la concurrence entre les individus, concurrence qui a une très grande importance dans la subjectivité des personnes, dans l'ensemble de la société en matière économique et politique. Le développement de la concurrence entre les individus vient d'abord des tendances principales de la gestion des entreprises et des politiques publiques depuis les années 1970-1980. Confrontés aux mouvements contestataires des années 1960-1970, les capitaux et forces politiques dominantes ont développé des stratégies d'individualisation, de fragmentation des collectifs de travail, de destruction des solidarités dans les entreprises de pair avec des évolutions autoritaires des États[9].

Les humanistes ont à juste titre traditionnellement considéré que le développement de l'éducation était un facteur essentiel d’émancipation individuelle, de capacités critiques, de participation à la vie démocratique, de progrès collectif. Du point de vue socio-économique, Thomas Piketty a analysé en détail sur long terme et jusqu'à nos jours le rôle de l'éducation dans l'évolution de la productivité du travail, dans celle des inégalités et de leur déplacement[10]. Il montre qu'à partir de 1980 une croissance générale de inégalités scolaires s'est effectuée aux États-Unis et en Europe dont la France, de pair avec une forte progression de l'enseignement supérieur et une exacerbation de l'idéologie méritocratique. Il en tire une explication de la désaffection des catégories populaires pour la gauche électorale. Celle-ci est passée de parti des travailleurs à parti des diplômés ce que Piketty appelle "la gauche brahmane". En certains cas, les groupes sociaux les plus défavorisés pâtissent de dépenses inférieures, d'enseignants moins expérimentés, plus fréquemment vacataires et non remplacés dans le primaire et le secondaire, de bien moins d'accès aux filières bien dotées du supérieur. La massification de la scolarisation a été marquée par une compétition renforcée dégageant des vainqueurs et des vaincus entre lesquels le fossé s'est élargi, mais avec de multiples situations intermédiaires[11]. Ainsi les transformations dans les entreprises notées ci-dessus interagissent avec un développement de la concurrence entre les individus dans l'ensemble de la société via le système éducatif.

Jonathan Haskel et Stian Westlake soulignent les discordances multiples entre la montée de "l'économie immatérielle" et les institutions économiques et politiques actuelles. Ils y trouvent une explication des difficultés présentes, ainsi à propos de "la signalisation" et de ses effets pervers ("Intangibles and the Rat Race = Les biens immatériels et la course effrénée")[12]. Ils s'inscrivent dans la suite de la théorie du signal introduite en 1973 par l'économiste américain Michael Spence et selon lequel les diplômes ne prouvent pas nécessairement des compétences acquises, mais signalent aux employeurs le niveau d’aptitude ou de productivité d’un candidat. Ils considèrent qu'une course effrénée aux compétences et donc aux diplômes qui les fournissent et les signalent se déroule en liaison avec la montée générale de "l'immatériel". Elle n'affecte pas seulement les élites, mais celles-ci sont les mieux placées pour gagner la course et obtenir une part disproportionnée des récompenses. Une partie des signaux ne correspond pas à la constitution de réelles compétences ; elle est source de gaspillages et de stress. Haskel et Westlake insistent sur l'importance de trouver des solutions à ce dysfonctionnement, mais ils ne précisent pas lesquelles. Toutefois notons que les solutions qu'ils préconisent de façon générale vont dans le sens d'un renforcement des mécanismes de marché couplé à des interventions étatiques centralisées. De mon point de vue, elles aggraveraient les difficultés et peuvent aider à réfléchir par opposition à une autre orientation de l'informationnel.

Pour une industrie fondée sur le partage de l'information, la coopération et le développement des capacités humaines

Pour enrayer la catastrophe écologique en cours, en limiter les effets, puis la dépasser, pour rompre avec le libre-échangisme et relocaliser des productions, il s'agit de ne plus dépenser massivement pour saisir à des fins de marketing les traces que les individus laissent. Il s'agit de gérer de façon progressiste la montée des activités informationnelles, le développement d'outils remplaçant certaines fonctions du cerveau au bénéfice de fonctions humaines supérieures et pour cela d'effectuer des dépenses élevées de développement des capacités humaines engagées dans la production matérielle et les services, de conversion des qualifications professionnelles et des emplois "vers le haut", d'opérer en premier lieu en dehors de l'entreprise un développement du service public de la formation générale et professionnelle s'attachant en priorité à combattre les inégalités éducatives. Cette orientation va à l'encontre de la réduction de la part de la Dépense intérieure d’éducation (DIE) dans le PIB depuis le milieu des années 1990 Ici du fait de l'évolution du financement d'État orienté de façon croissante vers le soutien au taux de profit. Elle prend très différemment la question posée par Haskel et Westlake. L'accent serait mis sur la constitution de nouvelles coopérations et solidarités (cf. note9), le dépassement du marché capitaliste du travail par la disparition du chômage, l'institution d'une sécurité sociale professionnelle, la forte réduction des inégalités salariales dans les entreprises, l'éradication systématique de la pauvreté. Quant aux formations à financer par l'entreprise, les salariés disposeraient de pouvoirs décisionnels. Ces formations viseraient à permettre aux salariés d'assurer au mieux leurs responsabilités dans la bifurcation écologique, de faire évoluer la division du travail dans l'entreprise avec une réduction des hiérarchies. Bien entendu des inefficacités et gâchis de dépenses interviendraient, mais leur régulation relèverait à la fois d'évaluations extérieures, d'évaluations participatives et de la discussion démocratique.

Il s'agirait aussi de dépenser plus au sein des institutions publiques et des entreprises pour la recherche fondamentale et appliquée, pour la recherche-action concentrée sur la résolution de problèmes locaux spécifiques par le biais de stratégies itératives. Nous sortirions de la tendance à la stagnation de la part des dépenses intérieures de recherche et développement (DIRD) dans le PIB, dont celles des entreprises (DIRDE), ces dernières décennies en France de 2003 à 2023 Ici. Les dépenses importantes à engager concernent par ailleurs les nécessaires investissements matériels à faible rentabilité financière et à forte efficacité sociale potentielle, investissements à opérer et à coordonner sans risquer ensuite des monopoles privés imposant des rentes. Une bifurcation sociale-écologique radicale exige simultanément des financements socialisés considérables, avec transfert de plusieurs points du PIB, pour répondre aux besoins actuels et futurs de services collectifs égalitaires aux personnes (éducation, culture, santé, petite enfance, gestion du vieillissement), pour financer les retraites, pour assurer la sécurité civile et militaire. Il y aurait de même à assurer aux paysans et autres actifs non-salariés des revenus décents et les moyens de développer leurs capacités.

Les chocs écologiques à venir ou leur anticipation concrétiseront la nécessité d'échapper au productivisme et au consumérisme. Le bouleversement culturel impliqué est inconcevable sans une réduction massive des inégalités de revenu et de patrimoine par des mesures fiscales appropriées et par le resserrement de l'échelle des salaires dans les entreprises. Un accord ne peut se construire dans la société sans un sentiment partagé de justice par des gens qui ne s'en laisseront pas conter. Dans les entreprises, la réduction des inégalités devrait viser à la fois la justice et l'efficacité écologique en rompant le lien entre rémunérations des dirigeants d'entreprise salariés et intérêts du capital. Elle serait liée à une modification progressiste de la qualité et de la division du travail, toutes choses incompatibles avec la persistance de la domination du capital et de la régulation par le taux de profit.

Une nouvelle régulation dans l'industrie

À une époque où la croissance de la productivité est faible, l'engagement des dépenses importantes mentionnées ci-dessus ne pourrait que réduire directement ou indirectement le taux de profit. Mais il n'est pas possible de se limiter à cet aspect quantitatif avec l'illusion que l'économie pourrait fonctionner de façon satisfaisante avec les mêmes règles dominantes et simplement un taux de profit réduit. De nouveaux critères de gestion et plus largement un nouveau mode de régulation sont à mettre en œuvre pour orienter les productions. À cette raison économique fondamentale s'ajoute une raison politique. Nous ne pouvons pas ignorer les violentes réactions qu'on peut attendre des forces capitalistes aujourd'hui dominantes face aux atteintes aux profits et accumulations, d'autant qu'une radicalisation vers la droite extrême est en cours dans une large partie de ces forces[13].

Une nouvelle régulation concernerait l'ensemble de l'économie. Je me limite ici aux entreprises de l'industrie démocratiques, c'est-à-dire dans lesquelles les salariés auraient des pouvoirs décisionnels (entreprises grandes et intermédiaires au sens de l'Insee, plus les coopératives). La régulation y mêlerait des traits non marchands dominants et des traits marchands. Sa définition part de l'opposition entre validation ex post et validation ex ante des activités. La régulation par le taux de profit comporte deux moments. Le premier est celui d'une pré-validation par le financement venant des capitaux propres de l'entreprise et de capitaux empruntés avec un taux de profit escompté. Cette pré-validation par le financement est à confirmer dans un deuxième moment par la validation ex post tenant au paiement des marchandises produites et vendues avec obtention d'un taux de profit effectif. Dans les services non marchands, le financement constitue non pas une pré-validation, mais une validation ex ante, avant que l'activité ne s'opère, par des décisions politiques et administratives. La proposition avancée ici est celle d'un nouveau type de validation ex ante dans le cadre d'une planification assurant une grande autonomie et de très larges capacités d'initiative aux entreprises démocratiques. Cette planification serait organisée de façon à favoriser systématiquement le partage des informations et les coopérations horizontales et verticales[14].

La place de l'EBE (Excédent Brut d'Exploitation) changerait qualitativement. L'EBE mesure le profit tiré de l'activité courante de l'entreprise. Il est employé actuellement pour verser des dividendes aux actionnaires, rembourser avec intérêt des prêts de type capitaliste et financer une accumulation du capital orientée par le critère de la valeur actionnariale. Dans une entreprise démocratique, la validation des activités interviendrait ex ante via le financement assuré par une institution du pôle bancaire socialisé ou par une banque coopérative. L'EBE soustrait à la propriété capitaliste deviendrait un élément de post-validation, c'est-à-dire de constat des résultats obtenus sur le marché à la fin d'un cycle de production. Ce constat constituerait une composante partielle des informations utiles pour la validation ex ante au début du cycle suivant. Il jouerait ainsi parmi les divers éléments non monétaires et monétaires des résultats. L'EBE servirait d'abord au remboursement des prêts venus du pôle public bancaire. Il servirait de façon très souple, mais minoritaire, au financement de nouveaux investissements en complément d'une part majoritaire de nouveaux prêts. Il passerait ainsi dans une entreprise démocratique du statut de profit capitaliste à celui d'excédent largement socialisé via les remboursements à une institution du pôle bancaire public. Celui-ci assurerait ensuite par de nouveaux prêts la nécessaire circulation de l'excédent entre les différentes entreprises pour leurs objectifs sociaux-écologiques. L'EBE ne serait donc plus un objectif essentiel, mais un élément inclus dans un ensemble de critères de gestion et de financement des entreprises sociales-écologiques.

S'émanciper du taux de profit et construire une nouvelle régulation, une question de cohérence

En ce qui concerne la note de l'ILB se pose une question de cohérence. L'Assemblée représentative de LFI du 21 juin 2025 a adopté un texte titré "Notre appel pour l'unité populaire" Ici. Ce texte débute ainsi :
"1. Le système capitaliste saccage chaque jour davantage les écosystèmes et détruit toujours nos existences. Il précarise nos emplois nos retraites, détruit nos cadres de vie, notre santé, nos services publics et veut nous faire travailler plus chaque jour et toute notre vie.  
2. Il fait du racisme, du sexisme et des LGBTphobies un projet politique et désigne sans cesse des boucs émissaires qu’il stigmatise. Il entretient la haine de l’autre pour diviser la force du peuple et protéger ainsi le pouvoir et les intérêts de l’oligarchie. Il impose son ordre du monde comme le seul possible.
3. La cause profonde de ces maux est un système d’exploitation des êtres humains, du vivant et des ressources. Ce système absurde, cruel, auto- destructeur. C’est le capitalisme. C’est avec lui qu’il faut rompre. Avec ses objectifs et ses logiques.
IL FAUT TOUT CHANGER !   "

Cet appel ne me semble pas cohérent avec l'absence de perspective de changement du moteur interne, non pas de toutes les entreprises capitalistes, mais au moins de celles qui dominent les hauteurs de l'économie. La discordance tient-elle seulement à une question de calendrier, la note de l'ILB étant antérieure à l'Assemblée représentative de LFI du 21 juin 2025 ? Ou s'agit-il d'un "marquage" vis-à-vis d'autres forces de gauche et écologistes, marquage sans conséquence sur le moteur interne des entreprises ? C'est à clarifier.

Quels points d'appui dans la lutte pour s'émanciper du taux de profit ?

Des points d'appui existent dans la lutte pour s'émanciper du taux de profit. Là aussi sans recherche d'exhaustivité, j'en relèverai trois. Le premier tient à ce que Christophe Dejours note sur la permanence des événements inattendus dans la production. Pour que celle-ci puisse s'effectuer, un décalage entre le travail prescrit et le travail effectif doit être géré par les collectifs sur la base de la confiance, de la coopération, de la solidarité entre collègues[15]. Dans la pratique les prescriptions venant de la recherche de rentabilité sont démenties. Le second point d'appui vient de l'aspiration révolutionnaire à un travail utile, éthique et émancipateur que Thomas Coutrot et Coralie Perez mettent en lumière[16]. Le troisième point d'appui vient de l'urgence sociale-écologique et de l'action contre la résignation face aux multiples chocs qui arrivent et ne manqueront pas d'arriver. Évidemment tout dépend de la capacité des forces progressistes à prendre pleinement en compte ces points d'appui et à s'unir notamment autour d'eux.

[1] André Vanoli, 2019, « Prise en compte des relations entre l’économie et la nature », 16e Colloque de l’Association de comptabilité nationale, INSEE Méthodes n° 134, juillet 2019 Ici.

[2] Kambiz Mohkam et Olivier Simon, novembre 2019, « L’empreinte matières de l’économie française : une analyse par matière et catégorie de produits » Insee Documents de travail n° G2019/11 Ici.

[3] Pour des propositions, Patrice Grevet sept articles dans la revue d'Attac Les Possibles et notamment 2022, "La gestion et le financement actuels des GE et ETI face à une bifurcation radicale", Attac Les Possibles n° 31 Ici. Voir aussi deux billets de blog sur Mediapart, 12 mai 2025, "Critique des verticalismes numériques et pistes pour une alternative" Ici et 2 juillet 2025, "Construction de nouvelles solidarités au travail et démocratie" Ici.

[4] Jonathan Haskel et Stian Westlake, 2019, Le capitalisme sans capital. L'essor de l'économie immatérielle, PUF. Et 2022, Restarting the future. How to fix the intangible economy (Redémarrer l'avenir. Comment réparer l'économie immatérielle). Princeton University Press.

[5] Cédric Durand, 2020, Technoféodalisme. Critique de l’économie numérique. La Découverte.

[6] Cf. par exemple Paul Boccara, 2024, 12 leçons d'économie et d'anthroponomie. Le Temps des Cerises. P. 84-88.

[7] Voir avec les limites tenant à son productivisme, Paul Boccara, 2013 et 2015, Théories sur les crises, la suraccumulation et le dévalorisation du capital. Deux volumes. Éditions Delga.

[8] Sur ce financement public au XIXe siècle et au XXe siècle jusqu'à la deuxième guerre mondiale, Patrice Grevet, Besoins populaires et financement public 1976. Éditions sociales.

[9] Patrice Grevet, 2025, Mediapart Ici.

[10] Thomas Piketty, 2019, Capital et idéologie. Seuil. P. 599-637, 825-829, 876-885, 1159-1168.

[11] Voir aussi Ugo Palheta, 2012, La domination scolaire. Sociologie de l'enseignement professionnel et de son public. PUF / Marie Duru-Bellat, Géraldine Farges, Agnès Van Zanten, 2022 6e éd., Sociologie de l'école. Armand Colin / François Dubet et Marie Duru-Bellat, 2024, L'emprise scolaire - Quand trop d'école tue l'éducation. Presses de Sciences Po, etc. / Nos services publics, 2024, Rapport sur l'état des services publics. Équateurs. P. 99-172.

[12] Haskel et Westlake 2022, p. 231-239.

[13] Cf. Ugo Palheta, 2025, Comment le fascisme gagne la France. De Macron à Le Pen. La Découverte.
À noter aussi le développement de liens personnels ainsi qu'en témoigne la nomination en juillet 2025 d'un nouveau directeur général du Rassemblement national Le Monde Ici.

[14] Pour des détails, Patrice Grevet, 2023, "Répartition de la valeur ajoutée et financement de l’économie dans une bifurcation sociale-écologique", Attac Les Possibles n° 36 Ici.

[15] Cf. le billet du 2 juillet 2025 déjà cité, "Construction de nouvelles solidarités au travail et démocratie" Ici.

[16] Thomas Coutrot et Coralie Perez, 2022, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire. Seuil.

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