Août 2014, trois paris sur le chaos.
Parfois, je fais des paris que j'espère perdre. Entre les deux tours des primaires socialistes françaises en 2011, j'avais fais un premier pari. Si François Hollande était choisi par les militants puis élu à la présidence, Marine Le Pen serait au second tour des présidentielles de 2017. A l'époque, mes amis socialistes éclataient de rire. Certains se mettaient en colère.
Aujourd'hui cela ne fait déjà plus rire personne. Tous et toutes, y compris une ministre, me répondent plus modestement que si tel est le cas, ils et elles n'iront pas voter pour la droite comme en 2002. Ils et elles ont bien tort vu que la situation amène gouvernements de droite et de gauche à faire la même politique. Une différence dans le style, le vocabulaire peut-être. Une ou deux lois progressistes portées courageusement par des femmes (mariage pour tous, réforme pénale, égalité). Presque rien. Et surtout si l’on met dans la balance toutes les lois et mesures rétrogrades portées par l'actuelle majorité. Exit donc la « gauche » et pour longtemps.
Depuis quelques mois, je fais donc un deuxième pari.
Le prochain président de la République sera Alain Juppé. Là aussi, l'hypothèse provoque des sarcasmes en tout genre et cependant... le voilà qui sort du bois. François Hollande et ses amis ont fait tout ce qu'il faut pour se retrouver troisième, au mieux, au premier tour de l'élection. Sarkozy est brûlé par les affaires et ses amis politiques semblent se liguer pour l'enterrer avant qu'il ne ressuscite. Fillon et Copé se sont détruits mutuellement. Le maire de Nice, candidat également, n'a d'évidence pas les compétences intellectuelles pour être crédible. Reste le "vieux sage" de Bordeaux. On a oublié la politique très droitière qu'il mena lorsqu'il était à Matignon. On lui attribue, sans vérifier et sans que cela ait un rapport, un excellent bilan à la tête de sa ville. A la façon de Chirac et son idée marketing de la « fracture sociale » qu’il fallait réduire, Juppé vendra au peuple français la « transition écologique », promettant de créer des milliers d’emplois grâce à une croissance ainsi relancée. On pourrait en rire, mais c'est très sérieux. On sait ce qu’il en fut de la « fracture sociale », elle devint un gouffre. Cela laisse imaginer ce que la droite fera de la « transition écologique ». Mis en colère par une politique ouvertement à droite, l’électeur de gauche restera chez lui le temps des élections. A droite, on ira voter un peu moins mollement et à l’extrême droite, c’est avec enthousiasme que l’on déposera son bulletin dans l’urne, laissant présager ce qui suit. Dans les autres pays européens, aucun mouvement réellement de gauche avec un programme novateur ne fera suffisamment surface pour provoquer une vague internationale. En Belgique par exemple, un gouvernement qui frôle l’extrême droite est actuellement en train de se former.
Viendra alors le temps des catastrophes. Politiquement, aucun nouveau logiciel progressiste n’est prêt. Aucun modèle. Nous sommes tétanisés, enfermés dans le train qui file à toute allure vers la falaise. Les états européens se sont livrés volontairement à une union européenne ultralibérale et ne peuvent plus s’en dégager. La responsabilité des sociaux-démocrates est écrasante sur ce point.
Chacun a bien son idée sur ce que l’on pourrait faire. Des idées intéressantes sont discutées. Mais rien, absolument rien ne laisse penser que, par les urnes, le peuple décidera de changer de modèle de société. Mêmes les bonnes idées comme celle d’une sixième République française ne sont pas à la hauteur. Le peuple se moque bien de cela, enfermé qu’il est dans un modèle absurde et obsolète de civilisation consumériste. Il ne s’accommodera à l’idée d’un changement d’envergure que lorsqu’il aura l’électricité coupée, le frigo vide et le réservoir de sa voiture à sec. Il faudra un séisme pour y parvenir. Et son origine est potentiellement multiple. En effet, tout est mis en place pour l’émergence d’une catastrophe écologique d'importance. Les sources sont multiples : un incident nucléaire majeur, une pollution internationale, une conséquence soudainement insupportable du réchauffement climatique, une pandémie…
D’autre part, une explosion sociale d’envergure est hautement probable. Je me souviens avoir dit à la télévision belge en 2005 que les émeutes d’alors n’étaient qu’une gentille répétition de la véritable explosion sociale que la politique menée partout préparait immanquablement, surtout en France. On observe que, depuis, la situation s’est dangereusement dégradée, que le chômage et la pauvreté ont explosé, que le mal de vivre des quartiers populaires s’est pérennisé. Le sentiment d’être haïs par le reste de la société a jeté des pans entiers de communautés dans les bras de fous de dieu, de la même manière que l’on a offert au Front National des strates des couches populaires qui se sentent roulées. Toute la presse ne cesse de s’interroger sur ces vilains Musulmans qui vont faire le Jihad en Syrie ou sur ces « salauds » de pauvres qui votent pour Le Pen sans jamais interroger les origines de ces phénomènes. Et pour cause…
Dix pour cent seulement de la population française possède la moitié de toute la richesse du pays. Les dix pour cent du dessous ne se portent pas si mal. Voilà dont les deux citoyens sur dix, où l’on trouve tout ce qui fait la politique et l’opinion, qui n’ont qu’un seul intérêt : le statu quo. Mais une seule chose est impossible dans l’histoire, le statu quo. On va donc tenir tant que l’on peut, mais la violence sociale d’envergure est hautement probable à la fin. Pas celle qui brûle quelques poubelles, une ou deux centaines de voitures et trois magasins. Je vous parle de la révolte non politisée de la masse des affamés, dégoûtés, remplis d’un sentiment d’injustice qui ne peut se découdre que dans la vengeance aveugle. Celle qui brûle, qui tue et provoque le chaos. Celle que nous connaîtrons durant la présidence d’Alain Juppé, j’en fais le pari.
Car le chaos s’installe vite… Je me souviens avoir observé la ville de Marseille en 2003 à la fin d’une longue grève des éboueurs. Avec un ami, nous observions à quelle vitesse ce seul paramètre peut bloquer une ville entière et la rendre presque inhabitable. On a tous et toutes fait un jour ce type d'observation. Sachant qu’un seul câble sectionné par accident a plongé l’Italie entière dans le noir absolu pendant 24 longues heures, on peut imaginer à quel point notre organisation sociale est fragile. Un effet de domino peut entraîner un désordre majeur à travers toute l’Europe en quelques jours. Et dans ce cas de figure, les citoyens voudront une réponse forte, immédiate, implacable.
Troisième pari, le temps sera venu pour l’extrême droite de montrer tout ce qu’elle peut faire de pire.
Impossible de dire aujourd’hui quelle forme elle prendra. Mais un pouvoir autoritaire s’imposera alors sous une forme ou une autre. La révolution française s’est déroulée après plus d’un siècle d’émergence d’une nouvelle pensée philosophique : les Lumières. C’est grâce à ce substrat culturel que la féodalité a pu être renversée au profit de valeurs nouvelles et qui sont toujours à l’œuvre.
Or, aujourd’hui, il nous manque cette émergence nouvelle pour nous jeter dans l’avenir. Toutes les propositions, même intéressantes, se conjuguent toujours dans un logiciel ancien et suranné, ne prenant pas en compte toutes les transformation radicales à prévoir : saut paradigmatique vers une culture non linéaire, fusion de l’homme et de la machine, égalité femme homme pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, allongement de la durée de la vie dans des limites qui ne sont pas encore fixées, fin des cultures locales dans un village global, fin des ressources naturelles de la planète...
Toutes ces transformations ne font pas encore modèle. On ne leur trouve pas encore de cohérence. Nous sommes au stade où l’on vient d’inventer l’écriture sans savoir encore que cette invention à utilité semblant limitée va transformer toute l’humanité, permettre l’essor des villes, des royaumes, des codes de lois, des religions unifiées car figées… Il nous faudra bien du courage pour traverser la période, peut-être longue, qui nous y mènera. Les années qui viennent nous feront goûter le chaos, la violence, la faim, la peur. Il faut s’y préparer.
J’en fais le pari…
Août 2014