Allions-nous voir en cette Cour d'Appel une inversion des débats, alors qu'en première instance, la présidente et les procureures les avaient largement ouverts pour comprendre toutes les facettes de cette tragédie ? Les débats juridiques ne doivent-ils pas aussi éclairer le contexte de la chose jugée ? Cette restriction des débats prenait une tournure inquiétante.
Une dégradation générale du statut des salariés
Si nous avions tenu à faire témoigner des témoins comme le psychiatre Christophe Dejours, fondateur de la psychodynamique du travail, ou la sociologue Danièle Linhart, directrice de recherches au CNRS, travaillant sur l’évolution du travail et de l’emploi, c'est qu'il était désormais évident que le travail avait pris de nouvelles formes. L'apparition de nouveaux phénomènes comme le burn-out, mais aussi d'une souffrance palpable, dans un travail qui perd son sens, individuel et collectif, un travail qui s'étiole et soumet les hommes et les femmes à l'indignité de la précarité et de plus en plus souvent à des conflits de valeurs.
Nous avions constaté par ailleurs que de nouvelles méthodes de management et d'organisation du travail, souvent venues d'outre atlantique, avaient bouleversé les métiers et déstabilisé les salariés. Ici dans une entreprise publique comme France Télécom, mis aussi ailleurs, dans de pures entreprises privées.
Dans les centres d'appel en particulier, le travail est parcellisé, minuté, standardisé, avec des scripts imposés, avec des temps de conversation contrôlés, des mots "interdits" ou au contraire "obligatoires", une soumission totale à la Machine qui distribue les appels et une surveillance continue des "vigies" qui écoutent les appels et surveillent les réponses des salariés... Les salariés sont soumis à des "débriefings" réguliers avec leurs "managers", à des "parts variables" pour leur salaires... Ils sont mis en compétition, les uns contre les autres, avec un classement des meilleurs opérateurs et des plus mauvais, affiché aux yeux de tous. On reçoit des récompenses, comme... des billets de TACOTAC, des peluches, des bons d'achat, mais on reçoit aussi des remontrances publiques par la hiérarchie !
Par ailleurs, l'évolution des statuts de salariés pèse lourdement sur leurs conditions de travail, depuis les "autoentrepreneurs" de Sarkozy qui n'ont plus de salaires, jusqu'au salariés "ubérisés" qui s'éreintent à la tâche, en passant par les salariés intérimaires, et ceux qui sont abandonnés à eu- même à leur domicile, pour assurer au mieux mais souvent dans la pire des situation, un travail solitaire ? Dans beaucoup d'entreprises, cette dégradation des statuts alimentait les situations de détresse et accompagnait les politiques d'externalisation des salariés.
Qui peut croire que ces nouvelles formes de travail qui se sont imposées dans les entreprises, et donc aussi à France Télécom, n'avaient pas de conséquences sur l'état de santé physique et mental des salariés ? La rupture progressive du lien entre le salarié et l'employeur ne s'est-elle pas accompagnée d'un déni des responsabilités de ces employeurs sur les conditions de travail et la santé de leurs salariés ?
Une stratégie d'étouffement de tous les signaux d'alerte
Rappelons-nous qu'en 2004, une sénatrice communiste, Marie-Claude Beaudeau, interpellait le gouvernement lors d'une conférence de presse au Sénat, sur les risques psychosociaux qui apparaissent à France Télécom. Plus de 4 000 témoignages sont collectés sur un site internet et donnent lieu à un livre de Dominique Decèze "France Télécom : La machine à broyer". Aucune réaction de la direction à l'époque.
Elle ne change pas d'attitude au plus fort des conséquences du plan NExT. Nous avions aussi voulu éclairer les débats en première instance sur les dysfonctionnement de ce que l'on peut appeler les médiateurs sociaux qui pouvaient relayer ces signaux d'alerte. La première des raisons, c'est que la direction a fait une coupe dans les services RH de proximité, dans les services sociaux ou dans un service de santé au travail mis au pas pour accompagner les transformations brutales de l'entreprise. Les assistants sociaux, les médecins, les cadres de proximité ont donc été soumis à une pression de plus en plus forte : se soumettre ou se démettre !
Mme Pascale Abdessamad, une assistante sociale de France Télécom - Orange, s'est déclarée partie civile dès le procès de 2019. Elle est venue témoigner en appel pour raconter le long calvaire de son travail empêché au service des salariés : "C'était devenu un monde où l’on semble avoir construit un mur de béton autour des professionnels de la sollicitude envers autrui et de la prévention des atteintes à la santé. C’est l’humain qu’on a voulu enfermer dans une cellule, mais heureusement, quelque chose toujours résiste".
La médecin Monique Fraysse était venue témoigner en première instance. Son récit était poignant et révélateur du cynisme de la direction d'Orange. Elle concluait ainsi sa déposition : "Contrairement à celles et ceux, ou leurs familles, qui viennent témoigner à la barre de ce tribunal, je ne suis pas une victime. Ce que j’ai vécu pendant ces années- là, même si c’était difficile, relève plutôt d’une mise à l’épreuve professionnelle. Parler au nom de la santé des salariés, encore, toujours. Dénoncer les organisations du travail qui rendent les salariés malades et les détruisent. Le Code du travail a fait du médecin du travail un conseiller de l’employeur, des salariés et de leurs représentants. Mais comment conseiller une direction qui ne voulait pas entendre ?"
Monique Fraysse n'a pas démissionné. Mais au moins une dizaine de ses collègues ont franchis le pas en jetant l'éponge, souvent avec des lettres de démission qui dénonçaient le manque de moyen et le manque de sollicitude de la direction d'Orange. Mme Catherine Morel, médecin retraitée, avait travaillé au service médical pendant les années terribles de la crise de France Télécom. Elle est venue témoigner au procès en appel car elle avait finalement décidé de démissionner de l'entreprise. Elle a motivé sa démission dans une lettre : « Je n’ai pu faire que le constat d’une adaptation forcée de l’homme au travail, suite à des fermetures de service, des suppressions de poste de travail, des mutations fonctionnelles ou géographiques imposées ».
De son coté, le réseau RH de proximité a été réduit à la portion congrue et soumis à une obéissance servile, pour accompagner les ukases de la direction. Les cadres de proximité font du suivi systématique dans leurs fichiers EXCEL qui comptabilisent les départs potentiels de l'entreprise et ils endossent "en même temps" le rôle de contrôle des demandes de formation, de rendez-vous avec les assistants sociaux, avec les médecins, les psychologues... Ils deviennent ainsi les garants zélés du nouveau roman rose de France Télécom Orange : "tout le monde il est content" ! Et gare à ceux et celles qui ne sont pas devenus "Tous Orange à l'intérieur"... comme le suggère la propagande de la direction !
Des entraves répétées à l'exercice des droits des salariés
Dès 2005, les CHSCT de droit privé nouvellement créés après la loi de 2003, font appel à des expertises sur les risques psychosociaux liés aux restructurations incessantes comme des fermetures de site, des modifications substantielles de l'organisation du travail. Jean-Claude Loriot, le responsable des relations sociales de l'époque, envoi un mail au réseau RH le 17 novembre 2005 pour réagir face à ces demandes des CHSCT. Il propose, pour "enrayer" ces demandes, "[d']engager une action en référé devant le TGI en annulation de la demande des CHSCT, pour éviter de nous faire juges nous-mêmes, [de] s'opposer à tout acte d'investigation de l'expert tant que le juge n'a pas rendu sa décision, [et,] si le jugement autorise l'expertise, il faut alors faire appel: le recours en appel est suspensif, sauf si le Président du TGI décide que son jugement sera revêtu de l'exécution provisoire. Après... il sera temps d'en reparler si cela se produit!"
France Télécom - Orange avait même tenté de refuser l'intervention des inspecteurs du travail dans ses locaux, alors même lorsque des risques importants étaient signalés, à la suite de crises suicidaires !
Du coté des droits de recours individuels des fonctionnaires, ils sont réduits au minimum. Les commissions administratives paritaires régionales ne siègent pratiquement plus, la commission nationale ne traite plus que les cas de discipline, les résidences administratives sont étendues à des régions entières pour facilités les mobilités forcées, les changements de métiers sont imposés.
Dans ces moments de crise sociale, la direction a contesté quasi systématiquement les demandes de reconnaissance des victimes de faits de harcèlement moral en maladie professionnelle ou en accident du travail !
Des prévenus victimes d'un complot médiatico-gauchiste...
Il est donc difficile de rester impassible devant les affirmations des prévenus qui continuent à vouloir faire croire en audience d'appel que les salariés de France Télécom - Orange voulaient "faire la fête pour la réussite du plan NExT" en juillet 2009 ! L'accélération des crises suicidaires à cette époque avait fait les gros titres de la presse, certes de la presse de gauche, mais aussi du Figaro jusqu'à la presse économique qui parlait de "la spirale des suicides de France Télécom". Regardez les journaux télévisés de FR3 qui montrent les manifestations aux visages consternés des collègues de travail, une colère froide dans le regard, un dégout palpable face aux dénégations de leur direction.
Et pourtant, croyez le ou non, cette direction avait décidé de faire réaliser par Serge Moati un film à la gloire de Didier Lombard. C'était après la cérémonie des BFM Awards de 2008 où Éric Woerth, ministre du Budget, lui avait remis le Grand Prix au Théâtre Marigny, à Paris, en présence de très nombreuses personnalités du monde des affaires, visiblement pas très regardant. Combien y avait-il déjà eu de suicides, de mobilisations syndicales, d'alertes à France Télécom ? En 2009, Serge Moati se rend compte que ce film de commande ne pourra pas être tourné. Il propose de alors de faire un documentaire sur la crise de France Télécom et sur la façon dont l'entreprise va y faire face. Il va à la rencontre de syndicalistes, de dirigeants, de salariés... Au final, ce film est visionné par la direction en 2010... et il est mis immédiatement dans un coffre pour l'oubli. C'était la fin de l'histoire pour le sacre de Didier Lombard. Mais ce film a pris la vie. Il reviendra au procès de 2019, sous la forme d'une clé USB qui sera visionnée en audience. Qui a sorti le film du coffre ? Mystère. Mais en tout cas, les images montre bien combien les salariés n'étaient pas à la fête en 2009, et il sera à nouveau visionné au procès d'appel.
Ce procès en appel est sans doute le procès de trop. L'entêtement des prévenus à soutenir l'insoutenable est sans aucun doute une épreuve de plus pour les victimes et leur famille, pour les témoins et les acteurs d'une résistance au rouleau compresseur déclenché par cette direction. Au final, il se seront encore plus discrédités, contredits ... méprisés.
Nous avons cité de nouveaux témoins parmi les parties civiles. La Cour les a écoutés. Les silences lourds ont montré combien il était nécessaire de remettre du vivant dans la salle d'audience.