Compter les suicides est une comptabilité morbide à, laquelle on peut répugner. Affaire de spécialistes, les statisticiens et les médecins ne maitrisent pas complètement la collecte de cet indicateur et reconnaissent eux-mêmes que les meilleures évaluations restent très vraisemblablement sous-estimées de 20% quels que soient les efforts entrepris dans le recueil des informations. En tout premier lieu, il faut de se poser la question de ce que l'on peut espérer faire de ce chiffre : le taux de suicide est-il interprétable, est il un indicateur, un outil de comparaison, de contrôle a posteriori, permet-il de savoir si on évolue dans la bonne direction ?
Une question très ou trop difficile même pour les spécialistes
Pour dénombrer les suicides il faut d'emblée tenter de surmonter la question de l'identification des suicides, en définissant précisément ce qui fait l'objet du comptage. Il parait pertinent d'élargir cette activité statistique en incorporant un décompte des actes auto agressifs, grèves de la faim, mutilations et les tentatives de suicides (cf Article du Monde en Annexe 8). La question se posera alors aussi de savoir ce que l'on fait de la comptabilité des actes hétéros agressifs (séquestrations, menaces de mort, tentatives d'homicide et homicides). Il faudra discuter la question de savoir si leurs valeurs d'indication de souffrance et ou de violence au travail ne doivent pas être co-examinées, voire combinées.
Une métaphore est fréquemment utilisée pour le cas de France Télécom. Les suicides ne sont que l'expression la plus extrême de la souffrance. Les suicides sont la pointe émergée de l'iceberg constitué par les souffrances au travail qui sont identifiées par de nombreuses voies, les enquêtes par questionnaires, le recueil de témoignages et tous les outils de la sociologie moderne. Qui peut prétendre mesurer la masse de la montagne située sous la mer en mesurant la hauteur du pic qui dépasse au dessus des flots ?
Il faudrait aussi interroger à la fois la philosophie et la psychanalyse pour tenter de mieux comprendre pourquoi le tabou que reste le sujet du suicide dans notre société tout entière fait autant obstacle aux tentatives de dénombrement et d'objectivation.
La polémique suscitée fin 2009 par René Padieu illustre malheureusement de façon particulièrement crue la non maîtrise du sujet par certaines personnes qui s'affichent comme des spécialistes, alors qu'on pourrait s'attendre à ce qu'elles le soient.
L'écho reçu chez les salariés
Pendant deux ans, l'Observatoire du Stress et des Mobilités Forcées à France Télécom –Orange a étudié avec soin l'ensemble des souffrances et de la maltraitance au travail. Entre sa date de création en juin 2007 et l'été 2009 l'Observatoire avait choisi de ne pas mettre en débat public l'accumulation des suicides en lien avec le travail. Ce choix a permis de faire avancer le travail sur les causes du mal être au travail sans courir le risque de voir les débats se focaliser sur la seule expression ultime et paroxystique de la souffrance. Les séries de suicides constatées chez Renault et Peugeot en 2007 et 2008, ont provoqué chez les salariés du Groupe France Télécom des réactions du type : «Mais pourquoi ne parle-t-on que de ces groupes automobiles alors que dans notre entreprise nous sommes touchés, par la même accumulation de suicides ? Pourquoi la Presse n'en parle-t-elle pas, pourquoi l'Observatoire ne communique-t-il pas sur ce sujet ? »
L'été 2009 a vu se produire plusieurs suicides avec des témoignages écrits des victimes accusant directement l'entreprise en des termes crus comme le "management par la terreur" et imputant la cause de leur acte à la seule entreprise. Cette accumulation de suicides a provoqué une déferlante médiatique auto-entretenue par la presse elle-même. Cette crise a servi de révélateur de la grave et profonde crise sociale dans laquelle le groupe se trouvait depuis fort longtemps.
Ce qui fait sens ici n'est pas le chiffre lui-même, mais le fait de l'invoquer. C'est un symptôme, qui est un signe d'un mal-être social partagé par tous en l'occurrence par les survivants et qui a trouvé un écho dans l'opinion publique. De la même façon, ne nous trompons pas, ce n'est pas que le nombre qui interpelle, c'est l'accumulation des preuves du lien avec le travail.
Les statistiques comme argument d'autorité
Rony Broman [1] nous rappelait récemment que statistiques et état sont des mots ayant la même étymologie. La statistique est une prérogative de pouvoir et encore plus certainement une façon d'affirmer le pouvoir de celui qui sait (ou croit savoir) dénombrer par rapport à tous les autres y compris les victimes et les proches des victimes. Parler chiffres c'est aussi tenter de combler le vide, c'est-à-dire à la fois l'ignorance que l'on a de l'ampleur d'un phénomène, l'incapacité que l'on a à le juguler et le peu de choses que l'on a à en dire dans l'actualité des drames.
Phénomène nouveau ou en augmentation ?
Les cas de suicide liés au travail ne sont pas un phénomène nouveau et, selon l'INRS, il existe très peu d'études exploitables en donnant une approche statistique. Les cas de suicides liés au travail font actuellement l'objet d'une mise en visibilité accrue par la Presse, notamment du fait des suicides en série qui se sont produits chez France Télécom, au Technocentre de Renault ainsi que chez Peugeot pour ne citer que ces exemples. Le rapport Nasse-Légeron du 12 mars 2008 remis au Ministre du Travail Xavier Bertrand préconisait que les suicides soient dénombrés et qu'une enquête systématique établisse les causes psychosociales des suicides en lien avec le travail. Cette préconisation n'a pas été suivie d'effet à ce jour.
Par ailleurs, la communauté scientifique (dont le CépiDc) s'accorde à dire que même en mobilisant tous les moyens disponibles pour recenser les suicides (police, médecin, caisses d'assurance maladie, DARES, INSEE, etc.) il existe une sous estimation de leur nombre de l'ordre de 20%, du fait notamment des effets de la sous déclaration et de la difficulté de détermination des causes des décès.
Comme pour presque toutes les statistiques il vaut mieux lire les chiffres en suivant l'évolution de tendance et non pas en valeur relative. Débattre du fait que l'on se suicide plus ou moins chez les constructeurs automobiles ou chez les opérateurs de télécommunications ou dans la population générale n'a qu'un intérêt très relatif. En tout état de cause, cela n'est concevable que si une véritable politique de prévention existe et donc que si l'entreprise veille à diminuer les risques psychosociaux, stress, dépression, etc. que son activité ou son organisation du travail génèrent.
Il est condamnable de ne pas prendre en compte la problématique du suicide lié au travail sous prétexte que le taux de suicide constaté dans la population des employés ne dépasse pas celui de la population générale. La démarche de prévention est essentielle et ob-li-ga-toi-re.
Pour l’aspect quantitatif, il ne peut être question de parler d'un nombre de suicides acceptable dans l'entreprise sous prétexte qu’il serait situé en dessous de la moyenne nationale. Tout collègue suicidé est un mort dans des circonstances dramatiques et qui signifie l'aboutissement d'un échec personnel et le plus souvent collectif.
Comme l'a montré Émile Durkheim dès 1897, le fondateur de la sociologie moderne a mis en évidence que la tendance au suicide diminue d'autant plus que l'individu est uni à une collectivité (famille, entreprise, syndicat, clan, Église, nation, corporation, etc.) par des liens plus forts, plus précis et plus nombreux - le suicide procède de causes sociales et non individuelles.
La rupture de l'isolement, le renforcement des liens, et la mise en pratique quotidienne par des preuves de la solidarité et de la fraternité, valeurs premières de l'action syndicale et de la République constituent à n'en pas douter des lignes à suivre dans la prévention du suicide.
La question du lien avec le travail
Les raisons d’un suicide sont toujours complexes et difficiles à démêler, mais dans de très nombreux cas, la part qu’a joué le travail dans la décision du salarié de mettre fin à ses jours ne peut être exclue d’emblée. Réduire d’emblée les causes du suicide à des fragilités individuelles ou à des raisons personnelles fait passer le message que l’entreprise ne s’interroge pas sur son organisation du travail et que rien ne va bouger. On conçoit que le dénombrement des suicides qui sont en lien avec le travail est encore plus délicat que la mesure globale, et on peut même l'affirmer inaccessible pour longtemps.
Le syndrome du travailleur sain.
Toutes les enquêtes épidémiologiques en milieu de travail sont connues pour avoir la nécessité de prendre en compte une des bases des connaissances connues de tous les médecins du travail : the « healthy worker effect ». Avoir un travail signifie que l'on possède des caractéristiques socio-professionnelles et de santé souvent privilégiées par rapport à la moyenne nationale; en l'occurrence être en âge de travailler, être intégré socialement et avoir des revenus grâce au travail ont des effets plutôt bénéfiques pour la santé. Le travail, lorsque ce travail contribue à renforcer le lien social, la reconnaissance et l'estime de soi du salarié, fait partie des meilleures protections qui existent ou devraient exister contre le risque suicidaire.
La Direction de France Télécom ne mesure pas les phénomènes en rapport avec les risques psychosociaux. Les outils de recueil d'information qui permettraient de prendre le pouls de la population des salariés de France Télécom sont quasi inexistants. Toutefois, on sait que l'obligation légale de publier annuellement un bilan social s'applique à France Télécom comme aux autres entreprises françaises. Pourtant, les indicateurs dont la fourniture est obligatoire dans le bilan social annuel sont inadaptés et insuffisants pour y lire et analyser la complexité et la progression des risques psychosociaux. Le Ministère français du Travail ayant également fait ce constat, a missionné l'année dernière deux experts, un statisticien et un psychiatre MM Nasse et Légeron (18 mars 2008) qui après avoir consulté largement, ont établi un rapport à destination du Ministre Xavier Bertrand. Plusieurs faisceaux de raisons expliquent cette insuffisance des indicateurs et l'incapacité constatée de France Télécom à réaliser des mesures.
La question du périmètre et de la globalité
Il se trouve que du fait que les restructurations (fusions, acquisitions, absorptions, cessions, etc.) sont très fréquentes et affectent des effectifs nombreux, le périmètre social du Groupe France Télécom est en mouvement perpétuel et ne fait pas l'objet d'un traçage fin et documenté. En l'espèce, il est matériellement impossible de réaliser des comparaisons pro forma même sur les indicateurs sociaux existants qui se résument, rappelons le, à ceux qui sont rendus obligatoires par la loi. Il en résulte que l'analyse de tendances est rendue impossible. Par ailleurs, les indicateurs globaux deviennent quasiment illisibles pour l'évaluation des risques psychosociaux du fait de la taille immense du groupe (environ 100.000 salariés) qui fait s'amalgamer tous les phénomènes et de l'importance des flux de salariés entrant et sortant très disparates. France Télécom est une entreprise tellement grande que la comparaison avec d'autres groupes industriels et commerciaux est à la fois très difficile et peu porteuse d'enseignements qu'il s'agisse de la faire dans la branche ou avec d'autres secteurs économiques. A titre d'exemple, du fait de ce qui est exposé ci-dessus, l'analyse du taux d'absentéisme de la durée des arrêts ou du nombre des arrêts pour maladie ne permet pas d'aller au-delà du simple constat que leurs niveaux sont élevés. La remontée aux causes, l'explication des évolutions d'une année sur l'autre sont impossibles.
La question de la difficulté de mesure en psychologie sociale du travail
Comme l'a souligné le rapport Nasse-Légeron déjà cité, la pratique de la mesure en psychologie sociale du travail dans les entreprises comme au niveau institutionnel et administratif est embryonnaire. Selon les auteurs, la situation est très peu satisfaisante et la France affiche un grand retard en la matière. Par exemple, les accidents du travail répertoriés comme il se doit, n'individualisent pas les états dépressifs ou les dépressions en lien avec le travail.
Les suicides en lien avec le travail ne sont pas comptabilisés jusqu'à ce jour et leurs causes ne sont pas analysées avec un soin qui permettrait d'assurer une meilleure prévention de leur survenance, seule approche possible. Les références manquent. France Télécom ne fait pas exception à cette insuffisance et l'Observatoire a été créé notamment pour y pallier. Au plan national on note que près de deux après, aucune des 9 recommandations émises dans le rapport Nasse-Légeron n'avait été suivie d’effet…
La question de la volonté de transparence
Par ailleurs, l'Entreprise, en de nombreuses occasions, ne communique pas le peu de données existantes de manière transparente. A titre d'exemple, on peut citer l'initiative prise par la Direction de France Télécom créer un "Baromètre salariés". Ce baromètre est un sondage par questionnaire qui a donné lieu à une analyse par la Direction sans les salariés. Cette analyse été faite sans que les salariés ou leurs représentants puissent avoir accès à ses constituants en n'ayant été associés ni à la formulation, ni à la méthodologie, ni a fortiori aux données sources des résultats et à leur dépouillement.
Dans la période qui a précédé la création de l'Observatoire, les syndicats sont intervenus dans leur rôle pour faire part à la Direction de l'augmentation alarmante du nombre de personnes victimes de mal être et de souffrance au travail et pour demander à l'Entreprise de fournir des mesures de cette évolution alarmante. La réponse de l'Entreprise s'est caractérisée par le déni. Ce déni consistait à contester pêle-mêle la réalité des faits, leur ampleur, leur gravité et leur nombre.
Une autre revendication des syndicats a été de demander l'ouverture d'un dialogue social sur la thématique des risques psychosociaux. Cette revendication, portée depuis 2006, a été rejetée par l'Entreprise jusqu'à la médiatisation des suicides à l'été 2009 et la grande crise sociale qui a démarré en septembre 2009.
Pris dans une crise sociale sans précédent déclenchée par les suicides accumulés et des lettres très explicites des victimes mettant en cause la responsabilité de l'Entreprise la Direction des Ressources Humaines du Groupe France Télécom, après avoir nié un certain temps l'évidence a eu recours à d'autres formes de déni. La position affichée a oscillé entre les gaffes outrageantes de son PDG Didier Lombard qui parle de "mode des suicides" et d'une "spirale infernale" dont il est le patron et allant jusqu'à la lâcheté, lorsque le DRH dit en début 2010 que la Direction ne tenait «pas du tout cette comptabilité», préférant laisser «à d'autres la responsabilité d'additionner» ou «de faire une liste». On doit aussi considérer que qu'établir des moyennes peut revenir à essayer de transformer ces moyennes en norme dans un processus évidemment odieux.
Les accidents du travail et les accidents de service pour les fonctionnaires, quelque soit leur nature et leur gravité, sont largement sous-déclarés. Le suicide en lien avec le travail est lui aussi grandement sous-déclaré du fait de nombreuses causes d'ordre économique, social et psychologique.
La question plus générale se pose de savoir si un système social organisé à vocation économique, peut avoir la volonté d'enclencher un dispositif lui permettant de dénombrer les franchissements de ce qu'il considère comme un tabou. Qui peut avoir le recul nécessaire et l'envergure pour compter le nombre de violations d'un tel tabou sachant qu'un tel comptage touche à une fêlure dans ce qui fait Société. Dénombrer les atteintes à la cohésion sociale et à la dimension ontologique du travail n'est pas chose facile.
Comparaisons internationales
Une question relative au dénombrement des suicides apparaît de manière récurrente : il y a-t-il des pays où on se suicide moins ou plus que d'autres ? Le fait de se poser cette question révèle un besoin de mieux comprendre l'origine du suicide, considéré comme un objet sociologique.
Pour les suicides en lien avec le travail la question posée ouvre un vaste champ d'exploration et de recherche des causes qui auraient une spécificité ou une origine géographique. Hélas, la comparaison de pays à pays est à la fois complexe, très vaste et surtout encore trop peu explorée. Constater que la Finlande, la Belgique et la France affichent des taux de suicide élevés n'a pas permis à ce jour de mieux remonter aux causes. La masse et la diversité des données accumulables à des fins comparatives couvre sur des paramètres relatifs à l'organisation du travail, à la durée journalière ou hebdomadaire du travail, au niveau de vie, à la durée annuelle… d'ensoleillement, aux dispositifs de prévention et de protection sociale… Tout cela ne permet pas encore de départager les causes réelles ou supposées prédominantes. Si certains se risquent déjà à constater des congruences ou des coïncidences entre plusieurs paramètres sociaux, économiques, médicaux, législatifs, géographiques le travail qui reste à faire pour établir les liens de cause à effet est énorme. L'étude HIRES menée en 2009 dans 13 pays européens à propos des effets des restructurations sur la santé des travailleurs a fait grandement avancer ces questions sur le plan de la santé en général sans aborder la question du suicide. On ne peut que souhaiter qu'une étude du même type relevant de la même démarche soit soutenue par l'Union Européenne pour faire avancer cette question en remplaçant l'attitude refuge désolante consistant à affirmer péremptoirement « ne vous plaignez pas, c'est pire ailleurs » par une vraie réflexion.
Que faire ?
Quelques appels prioritaires avant de tenter d'utiliser le dénombrement des suicides :
- salariés : ne restez pas isolés
- employeurs : visez le zéro suicide, encore toujours !
- statisticiens et médecins épidémiologistes : continuez à travailler !
- représentants du personnel : observez, détectez, alertez, comprenez, agissez, prévenez, ne comptez pas vos luttes
- journalistes : ce n'est pas la "Une" qui compte, ne comptez pas, alertez l'opinion, mobilisez les acteurs, aidez nous tous à comprendre
- pouvoirs publics : agissez sans compter vos efforts.
Pierre Gojat
avec la collaboration de Noëlle Burgi, Claire Merlin et de l'Observatoire du Stress et des Mobilités Forcées à France Télécom - Orange Observer->Comprendre->Agir