C'est au Palais de Justice de Paris, dans la même salle où s'est déroulée la procédure d'appel, qu'a été rendu l'arrêt qui doit conclure ce procès "historique". Mais cet arrêt de la Cour d'Appel, en contradiction avec le jugement de première instance, en contradiction avec le réquisitoire des avocats généraux qui demandaient en appel un durcissement des peines, aura bien du mal à se maintenir dans l'histoire.
Certes, la condamnation pour "harcèlement moral institutionnel" est maintenue par la Présidente, qui s'en excuserait presque devant les prévenu.e.s. Mais c'est en ayant fait disparaître toutes les condamnations fermes pour ne laisser subsister que du sursis. Et si l'on avait pas vraiment compris avec quelle bienveillance les prévenu.e.s étaient maintenant traité.e.s, l'arrêt s'excuse de maintenir les 15 000 euros d'amende, juste de quoi défrayer une à deux parties civiles. Incompréhensible, est aussi la relaxe d'un des quatre prévenus, qui étaient jugés en tant que complices. Pour ceux qui ont connu Jacques MOULIN et qui ont vu avec quelle morgue il répondait aux questions des parties civiles, c'est incontestablement une pilule amère difficile à avaler. En tant que Directeur Régionale de Grand Est, Monsieur MOULIN s'est montré particulièrement zélé pour appliquer, voir amplifier les mesures et les conséquences du plan NExT.
Dans la salle d'audience, un vent de fronde commence doucement à se lever. Les avocats des parties civiles voient avec stupeur que la Cour ne leur laisse généreusement que 1 500 euros d'honoraires, pour solde des 45 jours d'audience supplémentaires imposés par l'appel des prévenu.e.s ! Regardez Madame, les visages réjouis des avocats des prévenu.e.s, payés eux grassement par la générosité des assurances qui massent les dirigeants d'entreprise au niveau du portefeuille !
Madame la Présidente demande s'il est nécessaire de faire lecture des sommes alloués aux parties civiles, comme en première instance. Mais oui, bien sûr, disent en cœur les avocats des parties civiles ! ... Contrariée, elle égrene alors la longue liste des parties civiles qui voient, pour la plupart... leur indemnisation rabotée, de 10 000 euros à 1 euros symbolique ! Les bancs grincent dans la salle, des personnes sortent, excédées... Les sommes ont déjà été payées totalement par l'entreprise, qui s'est substitué ainsi aux prévenu.e.s. La Président prévient donc que ces sommes ne pourront donc pas être réclamées. Bigre. Quelle hauteur Madame ! Vous venez ainsi de balayer un travail de réparation qui concernait 150 parties civiles dans le cadre du procès et 1 800 dossiers d'indemnisation qui ont été traités dans une procédure amiable par la direction d'Orange, en lien avec les organisations syndicales. Comment des victimes peuvent-elle accepter que ce travail douloureux soit effacé par votre trait de plume ?
Il n'était pas banal d'être confiant à l'issue du procès en première instance, en ce qui concerne les parties civiles, victimes d'un ordre libéral qui s'est répandu sur toute la planète et qui n'a donc pas épargné les entreprises françaises du CAC 40. La petite planète Orange, issue du laminage d'un des dernier fleuron du service public français, sent encore le souffre et la douleur. Ce sont 22 000 emplois qui ont été supprimés entre 2006 et 2008, la fameuse période du plan NExT, mais ce sont 80 000 emplois qui ont disparu depuis la transformation en société privé en 1996, alors que nous étions 160 000 à cette époque à croire encore en notre avenir.
Nous étions confiants et nous savions par ailleurs que le jugement en appel serait sans doute sous la menace d'une cassation. Ainsi, les éminents juristes diront que la volonté de la Cour était de "sécuriser" le jugement de décembre 2019 pour éviter tout recours en Cour de Cassation. Exit donc les débats sociétaux pour éclairer les débats de la cour, il fallait se concentrer sur le droit, rien que le droit. Mais les parties civiles qui se sont succédées à la barre pour montrer la réalité d'un système qui a broyer nombre de salarié.e.s, que doivent elles penser maintenant ?
Le monde réel ne tourne pas autour du droit, de la loi et des cours de justice. Madame la Présidente, à défaut de faire couler beaucoup d'encre, vous avez déjà fait couler beaucoup de larmes. Les patrons de France Télécom, condamnés pour harcèlement moral institutionnel sortent libres, avec seulement quelques milliers d'euros à payer. Les patrons du CAC 40 ont de l'avenir et les salariés peuvent désespérer même de leur passé.
L'actualité sociale et juridique est cynique. La coopérative SCOPELEC, qui a regroupé plusieurs milliers de techniciens et dont l'activité dépendait encore à 40% de la sous-traitance d'Orange, est placée en redressement judiciaire, abandonnée par son donneur d'ordre principal. Au plus fort du plan NExT, les techniciens d'Orange étaient poussés à créer leur entreprise de sous-traitance, avec des promesses pour garantir des contrats. Combien se sont retrouvés à la SCOPELEC ? Ils ont alors découvert que la sous-traitance, dans les télécoms ou ailleurs, c'est l'assurance d'être pris à la gorge par les donneurs d'ordre. Et les conditions de travail, de sécurité des techniciens, les conditions de rétributions sont trop souvent mises à mal. Orange se targue d'une Responsabilité Sociale d'Entreprise qui serait devenue incompatible avec SCOPELEC, et elle lâche la coopérative pour continuer des contrats avec des entreprises sulfureuses comme CONSTRUCTEL, qui avait été dénoncée dans la période du plan NExT comme une entreprise de salariés sous contrat portugais ! Accidents de travail, salariés souvent sans formation, et toujours sous-payés, c'était bien là, la solution à la déflation des effectifs d'Orange pour faire toujours monter le thermomètre du cash-flow. Ainsi se ferment les portes sur ces milliers de techniciens des télécoms, disparus à jamais dans les bilans comptables des grands groupes.
Dans le même moment, les 2 600 salarié.e.s de CAMAÏEU sont aussi à la rue après la fermeture des 514 magasins que l'enseigne. C'est le bilan du placement en liquidation judiciaire, annoncé par le tribunal de commerce de Lille ce mercredi 28 septembre. C'est incroyable comment la vie ne prend pas de gant avec les petites gens.
L'aigreur est donc au menu de cet automne juridique. Mais je ne voudrais pas conclure sur cette note pessimiste. Je pense aussi à l'engagement de tous ces délégué.e.s et militant.e.s syndica.ux.les, ces avocat.e.s, ces juristes, ces policier.e.s, ces expert.e.s, qui nous ont aidés à faire murir ce procès, alors que les victimes étaient promises à une disparitions programmée, dans les abaques excel de France Télécom-Orange.
Ils sont condamnés ! Nous avons inscrit dans le droit français le délit de "harcèlement moral institutionnel". Nous n'étions pas sûrs, évidemment, d'en arriver là. Le fantastique travail d'instruction de deux juges et d'un pôle de policier.e.s, a duré 4 années ! Et les prévenu.e.s y ont rajouté encore 6 années de chausse-trapes procédurières, avant que la procès puissent enfin se tenir en première instance. Après leur condamnation, les prévenu.e.s ont fait appel, car le temps long de la justice n'a pas les mêmes effets selon que l'on est prince ou manant. Mais ils sont toujours condamnés ! Sans doute vont-ils engager un recours en Cour de cassation, nous le saurons quand le délai sera passé (mercredi 5 octobre).
Notre combat ne s'arrêtera pas là. Il faudra de toute façon que le monde du travail interpelle les élu.e.s de la nation pour durcir la loi sur le harcèlement moral institutionnel qui devra déboucher sur des peines fermes et des amendes dissuasives pour ces patrons de l'opulence.