Nouméa, le 14 décembre 2021, écrit en plein cyclone Ruby..., revu le 22 décembre
Monsieur le Président,
Je vous fais une lettre que vous lirez peut-être, si vous avez le temps ; j’ai, comme Joséphine Baker, deux amours, la Picardie et la future Kanaky Nouvelle-Calédonie où je tente d’aider un peu pour que ce chemin aboutisse, mais sans vouloir entrer au Panthéon.
Je viens de recevoir votre réaction au résultat du référendum du 12 décembre 2021 ; vous en êtes ravis, mais, sans doute par humilité, vous n’indiquez pas que 96,5% des suffrages exprimés sont pour le maintien de ce Caillou dans la France et que seulement 3,5% de ces suffrages sont pour le Oui à l’Indépendance. Un KO sans appel digne d’élections truquées ; ce référendum ne fut pas vraiment truqué, mais le résultat est le même.
Vous commentez en outre le résultat de ce dernier référendum en l’amalgamant aux deux précédents, voulant probablement indiquer que ce dernier n’est que dans leur continuité. Il ne vous aura cependant pas échappé, comme on dit quelquefois pour se moquer un peu, que le taux d’abstention, avec 56% (quatre fois plus que celui du précédent référendum de 2020 avec 14%), est dû, à quelques pouillèmes près, au boycott des Indépendantistes (qui disent simplement non-participation car ils sont bien élevés) ; dont 83% en Province Nord, 95% aux Îles Loyautés mais 39% seulement en Province Sud où les Kanak sont minoritaires (autour du tiers de la population). Bref, ceux qui avaient voté Oui à l’Indépendance en 2020 (une petite moitié des suffrages exprimés, avec 46%, un peu plus qu’en 2018 avec 43%) n’ont tout simplement pas participé au vote en 2021 ; à part quelques électrons libres de l’ordre de 1 ou 2 %. Petit détail ne remettant pas en cause, selon de très hautes institutions, la validité juridique du référendum[1] ; mais je constate que vous n’avez pas cru bon de mentionner ce petit détail qui n’est peut-être pas sans importance politiquement.
Ce qui devient un gros détail de l’Histoire vous aura donc sans doute échappé pour affirmer dans votre allocution : « … La Nouvelle-Calédonie restera donc française … Ce soir, la France est plus belle car la Nouvelle-Calédonie a décidé d’y rester … La France est fière d’être votre patrie … Les Calédoniennes, les Calédoniens ont choisi de rester Français. Ils l’ont décidé librement ». À part quelques voix dissonantes, dont Mélenchon et Poutou (mais ça s’est amélioré depuis), tous les commentateurs vous suivent de Zemmour et Marine à certains au PS ; pourtant les deux-tiers des français étaient, au printemps 2021, favorables à l’Indépendance de la Nouvelle- Calédonie [2]. Vous pouvez dire aux Français, Monsieur le Président : « Je vous ai compris ! ».
Tous les observateurs, sauf vous et votre gouvernement dont votre fidèle ministre des Outre-mer, Sébastien Lecornu, avaient compris, bien avant cette date fatidique du 12 décembre, que, compte tenu de votre refus de repousser, à la demande des Kanak et autres Indépendantistes, la date du référendum, la non-participation était leur seule réponse possible pour assurer le calme et éviter de regrettables « événements ». Mais ce dernier référendum n’a plus aucun sens politique ; vous le savez très bien. Sans surprise, les indépendantistes, regroupés sous la bannière du Comité stratégique indépendantiste de non-participation, ne reconnaissent pas la légitimité et la validité de ce scrutin qui leur a été confisqué. Mieux, au soir même du scrutin, le président indépendantiste du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, Roch Wamytan résumait la position des Indépendantistes : « Nous considérons qu’en termes de légitimité juridique et politique, il n’y a que deux référendums, 2018 et 2020. Celui-là, c’est le référendum de l’État français et de ses soutiens en Nouvelle-Calédonie, pas le nôtre ». Chef du FLNKS lors de la signature de l’accord de Nouméa de 1998, il assure que les indépendantistes participeront aux futures négociations… mais seulement avec le candidat élu lors de la présidentielle française d’avril 2022, y compris s’il s’agit du président sortant. Triste ou amusant comme perspective…
Joli gâchis depuis le départ de votre ancien Premier ministre, Édouard Philippe qui gérait le dossier avec doigté et avait compris qu’un référendum avant les élections présidentielles de 2022 n’était pas envisageable ; même si le ministre des Outre-mer dont on annonçait l’arrivée depuis plusieurs jours (son agenda de la semaine indiquait : « Jeudi 9 décembre 2021, Journée, Déplacement en Nouvelle-Calédonie du 9 au 16 décembre 2021 ») n’est sorti par vidéo de sa septaine que le lendemain du scrutin. Comme un diable sort brusquement de sa boite, après un silence de plusieurs jours, il répond aux questions de deux journalistes[3] ; en substance : non, ce n’est pas la fin de l’histoire, non, il ne faut pas regarder ce résultat selon sa seule expression chiffrée mais dans la perspective des deux précédents référendum (éléments de langage imposés par l’allocution du Président) et évitant ainsi de répondre : « Oui, il y a bien un problème politique ! ». Les Indépendantistes ne veulent-ils plus parler au pouvoir actuel des perspectives d’avenir ? Il répond qu’il y a bien d’autres sujet à discuter en attendant !...
Monsieur le Président, Vous n’aviez que 10 ans lors du premier référendum d’autodétermination organisé le 13 septembre 1987 en Nouvelle-Calédonie. Je pense cependant que l’on doit en parler un peu à l’ENA : boycotté par la population kanak après les dits événements qui ont secoué le Caillou, le scrutin se solda par plus de 98% des suffrages exprimés contre l’Indépendance, et 41% d’abstention seulement (contre 56% en 2021) ; mais à cette époque, la part des Kanak dans la population était nettement plus faible que maintenant. Les deux scrutins se ressemblent ainsi étrangement, même si les deux périodes sont différentes. Un peu plus tard, en 1988, une élection présidentielle et la tragédie d’Ouvéa... Qui a dit que tous les grands événements historiques se répètent pour ainsi dire deux fois ? Qui a rajouté, en précisant que l’histoire ne se répète pas mais qu’elle bégaie : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ? On espère que la farce ne va pas se transformer en tragédie…
Monsieur le Président, vous affirmiez en 2017 à Alger, avec un grand culot et un grand courage (vous n’étiez alors que candidat à la présidence de la République et je croyais naïvement, ou faisais semblant de croire, au « ni à droite, ni à gauche » et à votre profond sentiment anticolonialiste) que « La colonisation est un crime contre l’humanité », vous ajoutiez même « C’est une vraie barbarie… » ; en ajoutant cependant : « En même temps, il ne faut pas balayer tout ce passé, et je ne regrette pas cela parce qu’il y a une jolie formule qui vaut pour l’Algérie : La France a installé les droits de l’homme en Algérie, simplement elle a oublié de les lire ». La France et vous-même savent-ils lire les droits de l’homme en Kanaky ?
Monsieur le Président, votre amnésie qui, j’ose l’espérer, est la seule raison de ce faux pas, fait de votre décolonisation ratée, un pied de nez à l’humanité.
Veuillez croire, Monsieur le Président, à ma colère distinguée,
Patrick Castex
[1] « Il y a une jurisprudence du conseil d‘État (…) selon laquelle un niveau d’abstention élevé, par lui-même, est sans incidence sur la régularité et la sincérité d’un scrutin » indiquait Pascal Lamy, président de la commission de contrôle en proclamant officiellement les résultats du référendum le lundi 13 décembre.
[2] Enquête réalisée en ligne du 27 au 29 avril 2021 pour le ministère des Outre-mer, sur un échantillon de 1.042 personnes représentatif des Français âgés de 18 ans et plus. Méthode des quotas et redressement appliqués aux variables suivantes : sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle et région de l'interviewé.
[3] Sur la chaine publique Calédonie La Première.