Qu’est-ce que j’peux faire, j’sais pas quoi faire…[1]
C’était le thème du blog du 9 juillet 2021 intitulée Un Front populaire, un vrai, sinon rien ! Je proposais que si la gauche, avec simplement un programme antiextrême droite et antiMacron, ne présentait pas un candidat unique qui pourrait se qualifier pour le second tour et aurait une chance de l’emporter contre le président sortant, on devrait appeler à voter nul au premier tour de l’élection présidentielle de 2022. Un chantage certes, qui n’aurait pas évité de choisir au second tour entre la peste et le choléra, mais aurait politiquement affaibli la légitimité politique du résultat final de l’élection. On parlait déjà de Zemmour, mais crédité à l’été 2021 de 5 % des intentions de vote, Marine Le Pen aurait été, dans un fauteuil, au second tour derrière Macron.
Étaient ainsi anticipées, sans le savoir, les conditions du troisième référendum d’autodétermination du 12 décembre 2021 en Nouvelle-Calédonie. L’appel à la non-participation (en fait au boycott) de bien plus de 50 % des inscrits par tous les indépendantistes, kanak et autres, face à la date imposée par l’État français, fut un succès : la défaite apparente (près de 97 % des suffrages exprimés en opposition à l’Indépendance) allait être transformée en quasi-victoire anticoloniale. Car le résultat, légal selon toutes les institutions, fut en fait une farce politique.
1 - La défaite annoncée de la gauche et une autre farce qui prétendit l’éviter
La défaite de la gauche (on garde l’expression pourtant tant galvaudée) à la présidentielle de 2022 est annoncée depuis longtemps. Même avant la guerre en Ukraine avec l’agression de Poutine, cela n’empêchait apparemment personne de dormir. Pas plus que la sortie d’un ancien anar de gauche (Onfray) qui conseillait à Zemmour, dont il appréciait le souverainisme et l’amour du grand remplacement, de « muscler son bras gauche » ; se rendait-il compte qu’il lui reprochait son manque de socialisme pour enrichir son aspect national ? Les gauches faisaient bien semblant de crier au danger fasciste ; mais dormaient sur leurs deux oreilles.
Cependant, de l’eau a depuis coulé sous les ponts.
Aujourd’hui, il y a de mauvaises nouvelles et une bonne nouvelle. D’abord, cette stratégie du vote nul n’intéressa personne : les blogs (dont ceux de Mediapart), ça fait plaisir aux auteurs (« Je suis dans le journal, tu as vu Mère-grand ! »), mais ce ne sont en général que des bouteilles jetées à la mer lues par quelques copains ; il y eut un seul commentaire sur les quelques lecteurs éventuels : « Alors, ce sera probablement rien ». Apparut alors un battage plus efficace et apparemment plus séduisant : ce qui deviendra cette autre farce de la Primaire populaire avec le fantôme de Taubira puis le gag de l’appel à voter utile pour Mélenchon, suivi d’excuses pitoyables et de la fin de l’aventure.
Ensuite, heureusement (mais jusqu’à quand ?) à la gauche la plus nulle du monde, répondit l’extrême droite la plus idiote de l’univers, avec, en gros, 30 % des voies divisées par deux. Pas encore de Nuit des longs couteaux[2], seulement des invectives et des départs de chez Marine Le Pen et de la droite dite républicaine vers Zemmour. Cette duplication de l’extrême droite n’a rien à voir avec les deux lignes qui s’affrontèrent au parti nazi. Zemmour, en tant que juif, détourne l’antisémitisme vers l’antiislam le plus radical, mais en appelant à l’unité avec la droite selon un programme économique ultralibéral ; cependant, sa ralliée ou plutôt son alliée, la petite-fille Le Pen fait entendre une petite musique un peu différente : elle joue le coup d’après. Zemmour ferait presque passer la fille Le Pen pour une démocrate à programme social radical et qui se contente de l’antiislamisme terroriste. Mais on sent encore les deux bêtes...
2 - La gauche a toujours été irréconciliable, mais s’est souvent réconciliée, pour pas grand-chose...
Une fois en 1936, et pas pour rire, face au danger fasciste, avec le Front populaire, le vrai. La gauche irréconciliable s’est unifiée souvent, mais seulement de façade. Avec Mitterrand en 1981, et pour finir après 1983 par une politique sociale-libérale terminée par Hollande entre 2012 et 2017 et reprise par Macron, ni à gauche ni à droite, mais de plus en plus à droite. La Gauche plurielle n’a pu exister que grâce à la boulette de Chirac et Villepin de la dissolution de l’Assemblée nationale de 1997 ; une alliance électorale suivit (voir les deux premiers graphiques), à la présidentielle de 2002 (déjà 20 ans…) avec tout plein de candidats de gauche autour de Jospin (avec 32,5 % au total : la moitié pour Jospin), 10 % pour l’extrême gauche (sans encore Mélenchon, qui venait d’être un petit ministre délégué). La droite et le centre eurent 38 % (dont plus de la moitié pour Chirac)…
Et Le Pen Jean-Marie arriva au second tour, avec 17 % plus 2 % pour Mégret ; mais il n’obtint au second tour que 18 % des voies contre Chirac. C’était encore le bon temps...
Depuis la fin pitoyable de Hollande, la gauche est en lambeaux : voir le troisième et le quatrième graphique, avec le lissage selon IPSOS « Rolling » du 18 mars. Elle est plus désunie que jamais, au pire moment face à un danger « post-fasciste », ou « pré-fasciste » ; vous définirez l’extrême droite actuelle comme vous voudrez… Le bon (ou le mauvais) peuple, comme d’habitude, avec des gilets jaunes ou autres vêtements de couleur, se demande où aller ; beaucoup vont vers le brun, comme d’habitude. « La France se droitise », constate-t-on... Peu avant avril 2022, la maire socialiste de Paris, Hidalgo, fait pitié : elle bat le record de Hamon, et le « communiste » Roussel fait deux fois mieux qu’elle. Les écolos se voyaient déjà, après le second tour des municipales de juin 2020, le centre du monde politique qui allait déclencher un tsunami : Jadot atteint certes plus du double du score historique de Joly, mais ce n’est qu’une vaguelette.
Le Pen (en progression à plus de 20 % selon le rolling du 25 mars) et Zemmour (en érosion à 11 % à la même date, avec vases communicants) réunis, talonnent les résultats d’Hitler aux élections démocratiques qui lui donnèrent le pouvoir, un tiers des électeurs. On vous dit que l’histoire bégaie ! Et, n’en déplaise à Karl Marx, la seconde fois n’est pas toujours une farce...
Le vote utile pour Mélenchon est tentant et tente, et de plus en plus ; même depuis un mois après le début de la guerre d’agression de l’Ukraine par Poutine. On pardonne au leader de LFI, semble-t-il, sa position devenue bancale de non aligné, car il a pris nettement position contre l’agression. Cependant, depuis quelques jours, sa progression semble s’arrêter : il est toujours à 14 % encore loin derrière Le Pen qui semble donc s’envoler au détriment de Zemmour. Ce vote ne sera cependant utile que si les tenants des petits scores annoncés des groupuscules des gauches s’effacent, avec Roussel refaisant peut-être le Front de gauche avec LFI. La manif de Mélenchon, le 20 mars 2022 (jour anniversaire du début de la Commune de Paris et jour de l’équinoxe de printemps où, comme a conclu le candidat-poète, « La durée du jour a fini par rattraper la durée de la nuit, le soleil a vaincu » fut sans aucun doute un rayon de soleil. Mais...
3 - Révolution citoyenne ou d’abord front anti extrême droite ? Dimitrov, réveille-toi !
La gauche unie autour de Mélenchon ne peut espérer atteindre le second tour que si le duel Le Pen-Zemmour continue, ce qui n’est pas improbable, car chacun se voit gérer sa petite boutique après la défaite de la présidentielle.
Toutefois, même au second tour, Mélenchon a moins de chance d’être le pivot d’un nouveau Front populaire qu’un clone d’un centriste de gauche comme Léon Blum : imagine-t-on Thorez prenant la place de Blum en 1936 ? C’est con, mais c’est comme ça ! L’extrême droite a toujours su profiter de la division de la gauche plurielle par définition (réformisme ou Révolution ? Vieux débat…). En Italie avant Mussolini ; en Allemagne avant Hitler ; en Espagne avant Franco, malgré l’alliance des anars de la CNT-FAI et des marxistes antistaliniens du POUM tentant de radicaliser la politique des partis réformistes de gauche de la République. Les lecteurs qui comprennent mal cette lecture de la guerre civile d’Espagne peuvent se tourner vers Wikipédia…
Les années Trente se répètent donc, certes sous une forme un peu différente ? Mélenchon recommence le « classe contre classe[3] » du PCF d’avant le Front populaire de 1936 contre les socialistes et vieux radsoc, avant le tournant imposé par le bulgare Georgi Mikhaïlov Dimitrov[4]. Pour Mélenchon, ce qui reste des socialistes et l’embellie écolo sont de nouveaux « social-traitres » ; même s’il a rajeuni son vocabulaire. Et ça recommence donc : L’Avenir en commun de Mélenchon avec Le programme pour l’Union populaire (mélange de Programme commun et de Front pop), reste « classe contre classe » : la Révolution devenue citoyenne, non plus prolétarienne, mais du peuple, contre les réformistes. La même connerie qui fut évitée (provisoirement) en 1936, grâce à Dimitrov.
Il a, avec ses camarades de LFI (aux sensibilités cependant assez diverses) raison sur le fond : cette Révolution citoyenne[5] n’est pas idiote, le cul entre la chaise réformiste sociale-démocrate et la Révolution violente et remplaçant le vide béant laissé par la vieille gauche sociale-libérale et les écolos ne sachant où ils sont mais représentés en 2022 par un autre social-libéral. Et avec une rupture fondamentale à la fois avec les marxistes (Mélenchon considère que l’État ne devra jamais dépérir) et, évidemment, les libertaires farouchement et immédiatement antiÉtat : tous lesdits populistes (de l’extrême droite à l’extrême gauche) adorent l’État.
Le patron de LFI présente bien sûr des défauts et peut irriter ; pas seulement par son melon. Par son parcours : j’ai toujours préféré, vieux maoïste, feu Alain Krivine aux vieux trotskistes de l’OCI (l’Organisation communiste internationaliste, dissidente de la IVe Internationale) qui ont passé leur vie au PS, comme Jospin, lui et une flopée d’autres. Car le souverainisme populiste de Mélenchon n’est pas toujours clair ; mais, comme lui, j’ai toujours préféré Castro, pas vraiment démocrate, à l’impérialisme américain, et les populistes de gauche latinos (même Chavez et Maduro) à Pinochet ; et les acteurs de la « voie chilienne au socialisme », que j’ai un peu connue, auraient dû plutôt crier « El pueblo, armado… », que « El pueblo unido jamás será vencido »… Mais ça se discute. Mélenchon encense Gabriel Boric, le nouveau président de gauche au Chili (« son candidat »), un radical qui a cependant été élu sur un programme peu éloigné d’un Front populaire contre le candidat de l’extrême droite pinochiste et fils d’un émigré allemand qui fut un peu nazi. Pas loin donc de la stratégie de Dimitrov qui eut raison (mais trop tard), contre la politique sectaire de Staline. Mélenchon connaît pourtant parfaitement l’histoire, mais Dimitrov doit l’irriter ; sauf erreur, il en parle peu ; et pour cause.
Conclusion
Même au second tour, Mélenchon ne passera pas, même si une petite minorité de râleurs ayant voté extrême droite le préfèreront à Macron.
Que faire, donc ?
Bref, face à ces impasses, une seule solution dans la conjoncture actuelle. Non pas La Révolution mais Élection présidentielle piège à cons ! Un candidat unique de la gauche sur une base « antifacho » et antiMacron n’étant plus possible, l’aventure solitaire de Mélenchon continuant (comme en 2017), on peut appeler, tout de go, tous les électeurs des gauches donc irréconciliées à voter nul au premier tour de la présidentielle : en inscrivant sur le bulletin Front populaire, un vrai, ou quelque chose comme ça. Et, sans doute pour la première fois, ça va se voir : même si une partie seulement des électeurs joue cette carte, on dépassera les 5 à 6 % traditionnels de votes blancs et nuls habituels : 26 % des votants en cas de boycott total, 13 % avec seulement la moitié (voir le dernier graphique).
Ça ne pourra pas être pire que ce qui va probablement arriver ; et, en outre, c’est cohérent avec la perspective d’une Sixième République que Mélenchon vient de rappeler : la tambouille des élections législatives permettra peut-être de préparer une cohabitation et, pourquoi pas, une Assemblée constituante, les divers partis de gauche étant meilleurs sur ce sujet (quoique…).
À moins, ce qui est plus probable, qu’ils ne préfèrent consolider ou rétablir leurs petites boutiques, leurs petits fiefs, chacun dans leur coin.
Notes
[1] Autre manière de se référer à Lénine : Que faire ? Questions brûlantes de notre mouvement. Bréviaire écrit en 1901-1902 de la théorie du parti politique « avant-garde » du prolétariat, qui donnera la scission entre les bolcheviks (les majos) et les mencheviks (les minos) ? Ce titre est repris de celui du roman du révolutionnaire russe un peu communiste, libertaire et même nihiliste, mais surtout narodniki (un ami du peuple, mal traduit par populiste). Mais c’est une autre question...
[2] Quand, plus d’un an après la prise de pouvoir démocratique par Hitler, ce dernier décida fin juin 1934 de faire arrêter ou assassiner les « gauchistes » des SA (Sections d’Assaut, Sturmabteilungen) de son mentor Röhm.
[3] C’est cette ligne, imposée par Staline et le Komintern , l’Internationale communiste (adoptée par le VIe Congrès de 1928) qui fut sans aucun doute à l’origine politique des victoires électorales aux législatives (mais seulement à la majorité relative) d’Adolf Hitler au début des années Trente, mais avec environ seulement un tiers des voix. Hitler arriva certes deuxième au second tour de l’élection présidentielle de 1932 (de peu d’importance : la République de Weimar étant un régime parlementaire) avec, au second tour, 37 % des voix contre 53 % au vieux maréchal von Hindenburg et 10 % au communiste Thälmann ; mais il n’obtint à l’élection législative anticipée de novembre 1932 que 33 %, après 37 % à celle, également anticipée, de juillet. En outre, le parti centriste catholique allemand, le Zentrum, porte également une lourde responsabilité, lui qui, contre le parti nazi et le parti communiste, voulait faire le pont entre les gauches et droites non extrémistes. Au pouvoir en 1930, le chancelier Brüning et sa politique d’austérité furent en partie à l’origine du chômage de masse. Là aussi, l’histoire peut bégayer.
[4] Un dirigeant du même Komintern qui dut sa notoriété au procès de Leipzig en 1933 : accusé d’être à l’origine de l’incendie du Reichstag peu après la prise du pouvoir par Hitler ; le procès fut une telle mascarade qu’il fut acquitté. Dans Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt rapporte qu’en Allemagne on disait alors : « Il ne reste qu’un homme en Allemagne, et cet homme est un Bulgare ». C’est ensuite, à partir de 1934, qu’il développa la stratégie de Front populaire antifasciste puis l’imposa à l’occasion du VIIe congrès de l’Internationale Communiste à l’été 1935.
[5] Voir, sur la revue Ballast, du 15 janvier 2022, Révolution citoyenne : entretien avec Jean-Luc Mélenchon. Une curiosité : Mélenchon, à la fondation du Parti de gauche début 2009, revendiquait l’héritage libertaire « à [sa] manière ». Au même moment, était créé le Nouveau parti anticapitaliste, le NPA où la préoccupation d’une unité du mouvement révolutionnaire, anars compris, réapparaissait. Refaire l’unité de la guerre civile espagnole, contre les staliniens ? Cela devient très tendance chez les trotskistes, mais sans analyser véritablement les pourquoi des oppositions historiques entre marxistes et anarchistes. En 2022, le patron de LFI admet encore : « Je me ressource souvent auprès d’auteurs anarchistes. Leur critique décapante m’aide volontiers à réfléchir » ; se rend-il compte qu’en préférant par ailleurs le mot collectivisme à socialisme, il rappelle Bakounine ?
Graphiques

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