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Billet de blog 9 mai 2008

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Le "travail dissimulé des étrangers", obsession du gouvernement

Le 26 mars 2008, les ministres Alliot-Marie, Hortefeux, Bertrand, Dati et Woerth ont adressé une circulaire aux préfets et procureurs. Elle traite de la "Lutte contre le travail illégal intéressant des ressortissants étrangers" et de la "mise en œuvre d'opérations conjointes en 2008".

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Le 26 mars 2008, les ministres Alliot-Marie, Hortefeux, Bertrand, Dati et Woerth ont adressé une circulaire aux préfets et procureurs. Elle traite de la "Lutte contre le travail illégal intéressant des ressortissants étrangers" et de la "mise en œuvre d'opérations conjointes en 2008". N'hésitant pas à affirmer que "La lutte contre toutes les formes de travail illégal ... constitue une priorité nationale dont les enjeux concernent l'ensemble de notre pays", le gouvernement concentre pourtant clairement l'action des services de l'Etat sur la "lutte contre l'immigration irrégulière".

En droit du travail, le travail illégal prend pourtant plusieurs formes : prêt illicite de main d'œuvre (dont la "fausse sous-traitance", qui n'est pas une expression issue du code du travail), marchandage, travail dissimulé par dissimulation d'activité ou d'emploi salarié (non-déclaration de salarié et sous-déclaration d'heures de travail) et/ou emploi d'étranger sans titre.

Depuis plusieurs années, la lutte contre le travail illégal constitue pour le gouvernement une "priorité nationale", qu'il assigne aussi bien aux services de police (en particulier à ceux de l'air et des frontières), qu'aux services de la justice, des douanes, des impôts ou de l'inspection du travail. La circulaire du 26 mars 2008 (voir la pièce jointe en fin de billet) regorge d'éléments chiffrés démontrant la totale et croissante implication des services de l'Etat et de ses partenaires (l'URSSAFF notamment) dans la "lutte contre le travail illégal intéressant des ressortissants étrangers". Les ministres signataires y réaffirment la nécessité de maintenir un "haut niveau de contrôle", fixant en conséquence à leurs services des objectifs chiffrés toujours plus élevés et abérrants.

Le travail illégal n'est pas l'immigration irrégulière

Ils ne prennent la peine qu'une seule fois de rappeler l'existence de différentes formes de travail illégal ("La lutte contre toutes les formes de travail illégal, notamment celle relative à l'emploi d'étrangers sans titre de travail, constitue une priorité nationale dont les enjeux concernent l'ensemble de notre pays"), dont l'emploi d'étranger sans titre en constitue une. Mais même dans cette formule, les ministres ne peuvent s'empêcher de rabattre la pluralité des problématiques sociales et politiques en jeu sur leur singulière obsession : les étrangers irrégulièrement installés en France.

A aucun moment la circulaire n'évoque la "fausse sous-traitance" (prêt illicite de main d'œuvre et marchandage), le détachement transnational des travailleurs étrangers (les "plombiers polonais" qu'on a parfois lourdement stigmatisé), l'absence de déclaration des salariés en général (le travail dit "au noir"), le non paiement des heures supplémentaires (ou des heures de travail tout court), les organisations et montages complexes (nationaux et internationaux) mis sur pieds par certaines entreprises (voire certains grands groupes) pour s'affranchir de l'application du droit du travail, pour externaliser les contrats et les risques, pour s'exempter du paiement de l'impôt et des cotisations sociales (en 2005, l'affaire mettant en cause notre entreprise de télécommunications nationale a pourtant défrayé la chronique).

De (trop) rares réactions des corps de contrôle
Par contre, le gouvernement s'autorise à créer de toute pièce une nouvelle catégorie de délit : "le travail dissimulé des étrangers", expression qui n'est jamais utilisée dans le code du travail.

C'est d'ailleurs cette qualification nouvelle, qui accompagne depuis 2005 toute déclaration ministérielle à ce sujet, qui a conduit certains agents de l'inspection du travail à refuser de participer à la "chasse à l'étranger" à laquelle le gouvernement les enjoint régulièrement de prendre part. En mars 2006, une motion est adoptée lors des (premiers) états généraux de l'inspection du travail, qui rappelle que "Rien dans les missions de l’inspection du travail ne nous oblige à participer à l’éloignement des étrangers en situation irrégulière. L’inspection du travail a un rôle dans la régularisation de la situation des travailleurs en situation irrégulière au regard du droit du travail, et non, à ce jour, par rapport au droit au séjour [le ministre de l'Intérieur Sarkozy a cependant étendu en 2003 la compétence des agents de l'inspection du travail à la répression de l'aide à l'entrée et au séjour irréguliers]. Le code du travail a été historiquement construit pour protéger le salarié en situation de subordination. L’inspection du travail ne participera pas à une remise en cause de ce principe de protection."

La même année, les rapporteurs de la commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations de la Conférence internationale du travail de l'Organisation internationale du travail (OIT) avertissent : "Dans certains pays, le gouvernement donne la priorité à la lutte contre le travail clandestin ou l'emploi illégal qui est fréquemment liée à l'application du droit de l'immigration. Toutefois, cette tâche ne devrait pas prendre une importance telle qu'elle détourne l'inspection du travail de sa mission essentielle de protection de l'ensemble des travailleurs, sans exclusive" (95e session, 2006, § 368, page 126).

Le gouvernement fait la sourde oreille

Pourtant, nombreuses sont aujourd'hui les directions départementales du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP), qui comptent des cellules de lutte contre le travail illégal assurant habituellement le secrétariat des comités opérationnel de lutte contre le travail illégal départementaux (COLTI) présidés par les Procureurs de la République. Bien loin de constituer des sections spécialisées à haute technicité, qui permettraient de démêler des situations d'infraction complexes mettant en cause différentes catégories d'acteurs économiques (donneurs d'ordre ou d'ouvrage, entreprises principales et sous-traitantes, françaises et étrangères), elles sont en réalité cantonnées au rôle de supplétifs des forces de police, à qui elles offrent le droit de "pénétrer librement sans avertissement préalable à toute heure du jour et de la nuit dans tout établissement assujetti au contrôle de l'inspection" (article 12 de la convention n°81 de l'OIT), dont bénéficient les (seuls) agents de l'inspection du travail. Par ailleurs, ces cellules ne sont pas épargnées par les pressions aux chiffres et aux "résultats", dont elles doivent très régulièrement rendre compte (et de ce point de vue, il est toujours plus facile et "rentable" de contrôler douze restaurants khebab qu'une multinationale bardée d'experts juridiques ou un chantier de bâtiment tout entier organisé autour d'une sous-traitance en cascade).

Dans le sillage de la nomination du gouvernement Fillon, un décret du 31 mai 2007 déterminant les attributions du ministère de l'immigration et de l'identité nationale a placé l'inspection du travail (en réalité, la Direction générale du travail) à sa disposition. Quatre syndicats du ministère du travail ont saisi le Conseil d'Etat d'un recours en annulation, considérant que cette décision portait atteinte aux missions qui leur sont conférées, notamment par la convention de l'OIT précitée. Le Conseil d'Etat l'a rejeté le 17 novembre 2007 au motif que les organisations syndicales requêrantes n'avaient pas intérêt à agir.

Dernièrement, le gouvernement a dissout la délégation interministérielle de lutte contre le travail illégal (DILTI) pour la noyer dans la nouvelle délégation interministérielle de lutte contre les fraudes. La DILTI apportait pourtant un appui sérieux (en particulier à l'inspection du travail) pour repérer, comprendre et (tenter de) faire réprimer les situations complexes et organisées de travail illégal.

Délinquant ou victime ?

Pour les inspecteurs et contrôleurs du travail, "chargés de veiller à l'application des dispositions du code du travail" (article L. 8112-1), le travailleur illégalement employé (serait-il étranger et/ou illégalement présent sur le territoire français) doit rester non pas le "co-commettant" d'un délit, mais bel et bien une victime d'infraction. Le code du travail ne prévoit aucunement l'incrimination pénale du travailleur étranger sans titre. Il précise par contre que "Le salarié étranger employé en méconnaissance des dispositions du premier alinéa de l'article L. 8251-1 est assimilé, à compter de la date de son embauche, à un salarié régulièrement engagé au regard des obligations de l'employeur définies par le présent code" (article L. 8252-1). Il a par suite droit au paiement du salaire et des accessoires correspondant à la période d'emploi en cause, ainsi qu'en cas de rupture de la relation de travail, à une indemnité forfaitaire égale à un mois de salaire (article L. 8252-2). En outre, "Ces dispositions ne font pas obstacle au droit du salarié de demander en justice une indemnisation supplémentaire s'il est en mesure d'établir l'existence d'un préjudice non réparé au titre de ces dispositions" (même article). Une possibilité d'action en substitution au profit des organisations syndicales existe également, censée faciliter l'accès aux droits des travailleurs étrangers victimes d'infractions (article L. 8255-1 - par contre, le même pouvoir donné aux "associations régulièrement constituées depuis cinq ans pour la lutte contre les discriminations" par l'ancien article L. 341-6-3 du code du travail a été abrogé lors de la récente recodification à "droit constant" - un "point de détail" qui vous aura échappé, Monsieur Radé ?!).

Ces droits restent malheureusement très formels et l'on comprend bien pourquoi.

Récemment encore, des agents de contrôle de l'inspection du travail faisaient savoir à leur ministre que lors d’un contrôle effectué sur un chantier, "un salarié de nationalité chinoise en situation irrégulière sur le territoire avait été menotté et interpellé sur le champ sans que les agents de contrôle aient pu l’informer de ses droits. Au terme de sa garde à vue, le salarié a été placé en rétention administrative, sans qu’il soit mis en mesure de faire valoir ses droits auprès du Conseil des prud’hommes". Triste et trop quotidienne réalité, à propos de laquelle Xavier Bertrand n'a à ce jour fait aucun commentaire.

Ajout du 11 mai 2008 : pour en rire (malgré tout), regardez l'épisode "Sauvons l'emploi" du commando d'Action discrète (4 mai 2008).

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