Patrick Daquin

Abonné·e de Mediapart

24 Billets

0 Édition

Billet de blog 19 février 2010

Patrick Daquin

Abonné·e de Mediapart

Les musulmans, la gauche et les féministes auto-proclamés

En 2007, le parti de gauche radicale danois Enhedslisten (Alliance rouge et verte) présente la candidature d'Asmaa Abdol-Hamid (photo) aux élections législatives de novembre. La tempête que sa décision provoque alors rappelle par bien des aspects celle suscitée en France par la décision du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) de présenter la candidature d'Ilham Moussaïd aux élections régionales.

Patrick Daquin

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

En 2007, le parti de gauche radicale danois Enhedslisten (Alliance rouge et verte) présente la candidature d'Asmaa Abdol-Hamid (photo) aux élections législatives de novembre. La tempête que sa décision provoque alors rappelle par bien des aspects celle suscitée en France par la décision du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) de présenter la candidature d'Ilham Moussaïd aux élections régionales. Dans un texte intitulé "Les musulmans, la gauche et les féministes auto-proclamés", Nina Trige Andersen, militante d'Enhedslisten et membre du Socialistisk Arbejderparti (Parti socialiste des travailleurs), revient sur les débats et polémiques provoqués par cette candidature, justifie le choix fait par son parti et renvoie dos à dos les "multiculturalistes" et ceux qu'elle nomme les "paniqueurs moraux".

« Un vif débat a été suscité à la fois au sein de l'Alliance Rouge-Verte (ARV) comme dans la sphère publique par la candidature au parlement pour un parti de la gauche radicale d'une femme s'identifiant comme musulmane. Un débat sur la religion, le féminisme, et les stratégies pour le socialisme - pour dire les choses gentiment. Quand la candidate, Asmaa Abdol-Hamid, née palestinienne apatride, a été élue par l'assemblée nationale de l'ARV, tout le monde s'attendait à des réactions clairement islamophobes, sexistes et racistes de la part des médias bourgeois et des partis de droite. Mais nous n'avions pas tous prévu à quel point la même dynamique allait frapper la candidate depuis l'intérieur du parti et de la gauche en général.

Les multiculturalistes et les « paniqueurs moraux »

Le débat dans la sphère publique est d'un intérêt moindre, car la plupart des gens de gauche peuvent probablement imaginer les attaques classiques de la bourgeoisie, de la gauche réformiste et des néo-fascistes - par conséquent seuls les débats internes de l'ARV seront esquissés dans cet article. Les différentes positions dans le débat sur la question de savoir si oui ou non il était approprié qu'un parti socialiste ait pour candidate une personne «visiblement» religieuse peuvent être divisées en deux catégories principales :

- Les multiculturalistes : C'est un projet progressiste en soi que la femme musulmane (traduction : une personne identifiée comme femme, immigrée, portant un foulard) soit représentée.

- Les paniqueurs moraux : Le foulard est oppressif en soi, donc le fait qu'une femme portant un foulard représente l'ARV envoie le signal que nous sommes pour le patriarcat (dans sa version spécifique islamo-arabe).

La deuxième catégorie était divisée en deux :

- Les athées, qui utilisaient la version marxiste vulgaire de la citation « la religion est l'opium du peuple ».

- Les socialistes chrétiens, qui croient que comme l'islam n'a pas connu une Réforme et les Lumières comme le christianisme, il est toujours une religion fondamentaliste et répressive, à la différence du christianisme qui a une base ainsi qu'un potentiel progressistes.

Ces deux subdivisions semblent croire que le patriarcat, sous sa forme « islamo-arabe », est un phénomène distinct d'autres formes patriarcales : plus fort, plus pathologique et plus maléfique que le patriarcat en général. Dans ce courant du « féminisme » occidental, l'oppression des femmes - quand il s'agit de femmes « musulmanes » - est vue comme quelque chose qui provient d'abord de l'islam. La religion devient l'explication principale de l'oppression des femmes, quand on parle de l'islam et des femmes en relation avec l'islam. L'islam comme « religion » - ou plus souvent l'islam comme « culture » - est conceptualisé comme ayant une essence spécifique, immuable et profondément réactionnaire de manière plus radicale que d'autres religions ou « cultures ».

Dans cette rhétorique, la « culture démocratique occidentale » est souvent mise en valeur comme l'antipode de la « culture islamique ». Autrement dit, les droits des « femmes musulmanes » et ce que font les « femmes musulmanes » de leur corps sont des marqueurs centraux des nouvelles formes d'identité et de géopolitique qui sont apparues dans la rhétorique néoconservatrice du « choc des civilisations ». Certains courants du « féminisme occidental » sont influencés par cette rhétorique. Ce type de « féminisme » participe ainsi à la production du langage et des structures du nouvel impérialisme. [1]

Dévoilement

En conséquence, le phénomène « religion » - ou « une religion spécifiquement maléfique » - est vu comme une entité en soi avec un pouvoir en soi. Il s'ensuit que la religion engendre la pratique (sociale) - le contraire d'une compréhension marxiste -, comme elle apparaît par exemple dans l'introduction à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Ici la « religion » et la critique de la religion sont comprises en sens inverse : « Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : L'homme fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme. La religion est en réalité l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore trouvé, ou bien s'est déjà reperdu. Mais l'homme n'est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'État, la société. Cet État, cette société produisent la religion... »

Nous reviendrons à ce que Marx et plus tard Lénine avaient à dire sur le socialisme et la religion vers la dernière partie de cet article.

Un autre point intéressant dans les dynamiques de l'ARV est que - depuis les subdivisions des paniqueurs moraux, des athées comme des chrétiens - les nouveaux convertis au « féminisme » semblaient sortir de terre comme des champignons ; tout à coup très inquiets de savoir si la candidate était elle-même opprimée par le patriarcat islamique, ou si l'avoir comme représentante du parti signalait à la population que l'ARV approuvait le patriarcat islamique. Les paniqueurs moraux étaient aussi fortement engagés dans le dévoilement de ce que Asma Abdol-Hamid pensait réellement des droits des LGBT, alors qu'elle avait déclaré qu'elle soutenait le programme politique de l'ARV - y compris la partie sur la libération de genre et la libération sexuelle. Ces soupçons étaient souvent exprimés par des gens qui n'avaient jamais auparavant pris la peine de combattre le patriarcat ou l'homophobie.

Seulement son genre et son foulard

Illustration 2

Les multiculturalistes tout comme l'armée qui s'est dressée contre l'islamo-patriarcat ont empêché dans une large mesure un débat sur la manière dont le profil politique de cette candidate spécifique pouvait être utilisé stratégiquement dans une perspective socialiste. Asmaa Abdol-Hamid est jeune, c'est une femme, et elle est née au Liban, fille de réfugiés palestiniens - il y a dans ces catégories sociales un potentiel représentationnel évident. Elle travaille depuis des années comme conseillère sociale dans un des quartiers les plus pauvres du Danemark, a fait du travail de terrain avec de jeunes femmes migrantes dans son quartier, et du travail parlementaire pour l'ARV dans sa municipalité.

Toute cette expérience politique et personnelle aurait pu être mise en forme dans une campagne électorale pour contrer l'islamophobie, le sexisme et le racisme et rendre visibles les formes de la société de classes au Danemark. Cette troisième position dans l'ARV qui n'a pas été mentionnée jusqu'ici est ce que nous pouvons appeler la position marxiste-féministe, qui met en avant une analyse historiquement spécifique. Une des raisons pour lesquelles cette position n'a pu ni réussir, ni se rendre clairement visible, c'est la force avec positions mentionnées ci-dessus - et surtout: elles avaient le consensus public avec elles. Asmaa Abdol-Hamid n'a jamais été acceptée ou traitée comme une figure politique. Elle était son foulard et son genre, pour ses opposants - l'armée contre le patriarcat islamo-arabe - comme pour ses soutiens multiculturalistes. Les deux tendances se sont unies paradoxalement dans leur obsession envers la « religion » et la « culture » ainsi que les marqueurs et champs de bataille favoris: le corps et les signes corporels de la « femme musulmane ».

Le foulard est le foulard ?

Cette courte présentation d'un cas spécifique dans un contexte danois servira dans le cadre de cet article d'introduction à la discussion de ce que l'on peut dire sur les rapports entre socialisme, religion et féminisme à un niveau analytique plus général.

D'un point de vue féministe et marxiste, il y a tout d'abord deux points importants à avoir à l'esprit : Notre analyse doit toujours prendre son point de départ dans le contexte social/sociétal et historiquement spécifique qu'il essaie de comprendre et dans lequel il se donne comme but d'agir politiquement. Les discours et les pratiques ne peuvent pas être isolés du contexte dans lequel ils ont lieu. Cela veut dire, par exemple, que porter un voile en Iran aujourd'hui ne veut pas nécessairement dire la même chose que de porter un voile ou un foulard au Danemark aujourd'hui. Brièvement, en Iran, ceux qui détiennent le pouvoir punissent les femmes si elles ne portent pas le voile, au Danemark, les femmes sont punies si elles le portent.

Que l'on soit d'accord ou non avec l'utilisation du foulard comme forme de protestation politique contre la

La prostituée et la femme voilée

En observant les réactions venues à la fois de la droite et de l'intérieur de la gauche envers Asmaa Abdol-Hamid pendant les élections, il était frappant de voir les similitudes entre la façon dont on parle des femmes qui portent un foulard et des femmes qui travaillent dans l'industrie du sexe, souvent appelées prostituées : « Elles » sont opprimées à cause de ce qu'elles font ou de ce qu'elles laissent les autres faire avec leurs corps, elles ne savent pas ce qu'elles disent, ou elles essaient peut-être de se protéger, elles ne savent pas ce qui est bon pour elles, mais «nous» savons ce qui est bon pour elles, et nous allons donc décider de comment elles peuvent être libérées. En même temps, avec cette approche, les femmes qui portent un foulard, comme pour les femmes dans l'industrie du sexe, sont encore plus

Spectres coloniaux

Paradoxalement, la notion selon laquelle les droits des femmes et la libération sexuelle sont des phénomènes « occidentaux » est brandie à la fois par les fondamentalistes islamiques et par les néoconservateurs et les néolibéraux occidentaux - ainsi que par beaucoup de féministes auto-proclamées à gauche.

Vivienne Wee, professeure au département d'Etudes Asiatiques et Internationales à l'Université de la ville de Hong Kong, a exprimé cette idée ainsi, dans sa critique du livre Great Ancestors - Women Asserting Rights in Muslim Contexts : « Il existe une croyance très répandue dans les sociétés post-coloniales selon laquelle toutes les valeurs progressistes, comme les droits humains, les droits des femmes, la justice sociale ou le développement durable, nous ont été transmises comme une partie du « fardeau de l'homme blanc » qui était de nous civiliser.

Du coup, ces valeurs tendent à être connues comme des « valeurs occidentales », comme si avant la colonisation européenne, il n'y avait pas eu de notion indigène de la justice ou des droits dans les sociétés qui ont été colonisées. En fait, nous devrions nous rendre compte que ce mythe a été construit précisément pour légitimer la présence coloniale comme un « processus civilisateur »... Ce type de discours provient d'un processus d'« altérisation » qui dépeint l'Autre non-occidental en termes de « despotisme oriental » ou d'une autre forme de barbarie duquel les femmes non-occidentales doivent être « sauvées ». Il y a une grande ironie à ce que des nationalistes post-coloniaux souscrivent à présent à ce mythe colonial et s'identifient à des personnes qui ne donnent aucune valeur aux droits des femmes. [4] »

Sherene Razack, une professeure de sociologie basée à Toronto, née à Trinidad dans une famille d'origine indienne musulmane, pointe aussi le danger du spectre du colonialisme et de l'impérialisme dans le débat sur la libération des femmes musulmanes : « Le genre est devenu le marqueur décisif, qui sépare les civilisés des non-civilisés, ceux qui méritent, et ceux qui ne méritent pas. C'est pourquoi le féminisme et l'égalité des genres deviennent tout à coup de telles priorités. La logique est que le manque d'égalité des genres dans les communautés musulmanes légitime la violence occidentale et la rend nécessaire. La femme musulmane opprimée doit être libérée de l'homme musulman, dangereux et violent. [5] »

La religion est l'opium du peuple

Nous allons maintenant nous tourner vers ce que Marx et Lénine avaient à dire sur la critique socialiste de la religion - en-dehors de la citation usée « la religion est l'opium du peuple » que, parmi d'autres, la « plate-forme athée » de l'ARV a brandi avec rigueur durant le débat sur la légitimité de la candidature d'Asmaa Abdol-Hamid.

Comme il a été mentionné plus haut, il est toujours utile de voir les choses dans le contexte où elles ont lieu, et la même chose peut être dite sur la citation à propos de l'opium (tirée de l'introduction à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel) qui dans sa totalité est : « La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple.

Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu'il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c'est exiger qu'il soit renoncé a une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l'auréole. »

En bref : le problème n'est pas la religion en elle-même, le problème est l'état du monde qui fait que les gens désirent que la religion apaise leur souffrance - d'où la métaphore de l'opium.

Lénine a décrit la relation entre la religion et l'organisation de la société ainsi dans son texte Socialisme et Religion : « L'oppression économique qui pèse sur les ouvriers, provoque et engendre inévitablement sous diverses formes l'oppression politique, l'abaissement social, l'abrutissement et la dégradation de la vie intellectuelle et morale des masses. [6] » Quand Lénine écrit : « La foi en une vie meilleure dans l'au-delà naît tout aussi inévitablement de l'impuissance des classes exploitées dans leur lutte contre les exploiteurs que la croyance aux dieux, aux diables, aux miracles naît de l'impuissance du sauvage dans sa lutte contre la nature », ceci peut nous donner une indication sur la raison pour laquelle par exemple le fondamentalisme religieux est fort dans des ex-colonies, ou pourquoi certains migrants, qui n'étaient pas très religieux dans leur pays natal, deviennent fondamentalistes en vivant dans une Europe raciste.

Sur le terrain

Ce que Marx a écrit dans ses Thèses sur Feuerbach est un outil très utile pour développer des stratégies pour combattre l'oppression masquée derrière la religion: « Le fait, notamment, que la base temporelle se détache d'elle-même, et se fixe dans les nuages, constituant ainsi un royaume autonome, ne peut s'expliquer précisément que par le déchirement et la contradiction internes de cette base temporelle. Il faut donc d'abord comprendre celle-ci dans sa contradiction pour la révolutionner ensuite pratiquement en supprimant la contradiction. Donc, une fois qu'on a découvert, par exemple, que la famille terrestre est le secret de la famille céleste, c'est la première qu'il faut anéantir sur le plan de la théorie et de la pratique. [7] »

Pour conclure, le combat pour la libération sexuelle et de genre, tout comme le combat pour le contrôle populaire des moyens de production, ne se fait pas « dans les nuages », sur le champ de bataille abstrait du brouillard religieux. Le combat est sur terre. Et la notion quasi- religieuse - masquée en critique de la religion - que la religion et les symboles religieux ont un pouvoir en eux-mêmes - n'a pas plus les pieds sur terre que les fondamentalistes qu'elle prétend combattre.

En tant que socialistes, nous ne combattons pas pour qui que ce soit, nous organisons des gens pour qu'ils se battent pour eux-mêmes. C'est aussi valable pour les femmes qui s'identifient comme musulmanes. En gardant cela à l'esprit le risque de s'aligner sur des forces de droite, laïques ou religieuses, est au moins diminué. »

Nina Trige Andersen

Ce texte a été publié sur le web ici et

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.