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Billet de blog 31 octobre 2012

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Le Combat des Titans : Fisher - Spassky

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Sur les championnats du Monde d'échecs en Islande, entre Fisher et Spassky, sans correction, un article diffusé en 1972 par l'APP (agence parisienne de presse), publié par de nombreux quotidiens de province (comme feature sur 3 à 5 jours) et par quelques magazines.

Annoncés comme le « Match du Siècle », commencés en histoire de fous, les championnats du Monde d’Echecs qui se déroulent actuellement à Reykjavik (Islande) risquent bien de se terminer en apothéose, du moins pour l’Américain Bobby Fischer que l’on considère d’ores et déjà comme un génie unique dans toute l’histoire mondiale des Echecs.

Après s’être débattu pendant des semaines dans un monde kafkaïen, avec des problèmes aussi multiples que saugrenus, Gudmundur Thorarinsson, Président de la Fédération Islandaise d’Echecs qui organise ces championnats, a retrouvé son sourire : les championnats tiennent leurs promesses. C’est un événement qui fait connaître l’Islande, associant son nom à une image prestigieuse : le combat pacifique de deux cerveaux exceptionnels.

Le gouvernement islandais lui-même respire. Il veut profiter de ce qu’autant de journalistes sont pour la première fois réunis en Islande pour expliquer au reste du monde sa décision de porter, à partir du 1er septembre, la limite de ses eaux de pêche à 50 milles.

La passion d’un peuple

10h du soir, le 11 juillet 1972. Au retour d’une journée de pêche, le petit chalutier retrouve sa place aux quais du port islandais de Sandgerdi. A la radio, le journaliste indique les positions des pièces restant en jeux après les 5 heures réglementaires de la première partie des Championnats. La partie se terminera demain.

Avec ses deux pêcheurs, le capitaine écoute. Il sort un jeu d’échecs magnétique, reconstitue la situation de la partie et médite sur les évolutions possibles. En silence… Nous sommes là pour préparer le reportage en mer du lendemain, mais nous attendons patiemment : l’instant est important.

Des dizaines de milliers d’Islandais ce jour-là et les soirs suivants ont eu le même réflexe. Partout dans le monde, bien sûr, des millions de joueurs d’Echecs ont fait la même chose chez eux, dans des clubs, seuls, en groupes. Pourtant, sauf en Russie peut-être, nulle part ailleurs qu’en Islande la passion ne pouvait être la même. Ce petit peuple a toujours été fasciné par les Echecs et, merveille, c’est chez eux que se battent aujourd’hui les titans. Vivants sur une terre difficile où les distractions sont rares, entre les déchaînements de l’océan et ceux d’un sol volcanique, passant la moitié de l’année dans l’obscurité de la nuit polaire, les Islandais(1) ont toujours cultivé les plaisirs de l’esprit.

Il y a 800 ans, ils écrivaient des chefs d’œuvres épiques : les sagas, récits de luttes de clans entre les chefs vikings.

Aujourd’hui ils se passionnent toujours pour les sagas mais ont trouvé d’autres combats et d’autres épopées. Les chevaux et les fous, les reines et les tours caracolent sur des espaces plus restreints ou triomphent mieux encore les ruses et la subtilité.

Les Echecs ne sont-ils pas le sport de l’intelligence par excellence ? Du cheval viking à celui de l’échiquier il n’y avait qu’un galop…

Le plus vieux et le plus important des clubs d’échecs islandais fut créé à REYKJAVIK EN 1900. Fondée en 1925, la Fédération Islandaise d’Echecs compte aujourd'hui 1000 membres pour 200.000 habitants. Pour le rapport entre le nom re de joueurs et le nombre d’habitants, l’Islande se trouve ainsi en 3ème position derrière l’URSS et… les îles Féroé.

La Fédération Islandaise a bien sûr un Président, Gudmundur Thorarinsson sur les épaules duquel reposent les championnats, et trois vedettes : deux maîtres internationaux et un grand maître, Fridrik Olafsson.

Il n’y a, de par le monde, que 92 grands maîtres, dont 37 en URSS ; et 500 maîtres internationaux… dont 60 femmes. Les titres de Maître et de Grand Maître sont accordés par la F.I.D.E. (Fédération Internationale des Echecs) aux joueurs qui atteignent un certain niveau dans des tournois officiels.

Deux personnalités

Les islandais étaient donc tout désignés pour organiser « Le Match du Siècle ». Fanatiques des Echecs, à mi-chemin des Etats-Unis et de l’U.R.S.S., ils connaissaient toutes les données du problème ; même si c’est la première manifestation internationale de cette importance qu’ils organisent dans leur pays.
Tout en admirant la maîtrise et la suprématie soviétique, ils conservent depuis 1956 un œil attendri pour l’enfant prodige de Brooklyn. Cette année-là, un enfant de 15 ans est devenu Grand Maître International. Il s’appelait Bobby Fischer. Tous ses coups portaient la marque du génie.

D’ailleurs, au début de la première partie effective du Championnat, les Islandais ont chaleureusement applaudi Bobby. Au mépris de toute courtoisie, il pénétrait pourtant sur la scène avec quelques minutes… et neuf jours de retard.

Mais deux jours plus tard, c’est une véritable ovation que le même public fera au soviétique Boris Spassky, tenant du titre depuis 1969. Il est 18 heures. Pendant une heure, comme le veut le règlement, Spassky et les spectateurs ont attendu Fischer en vain, dans un silence total.

C’est l’une des rares parties que perdra Fischer, par forfait.

Dans le cri qui a fait exploser le silence recueilli du grand hall des sports de Laugardal, il y a tout le revirement des Islandais. Le calme de Spassky a impressionné ce peuple calme. Les manières désinvoltes de Fischer l’ont irrité et blessé.

Enfant prodige, peut-être, mais il a maintenant 29 ans et ses caprices frisent parfois la paranoïa. Les Championnats du Monde représentent trop pour les Islandais : ils sont obligés de tout faire pour qu’ils aillent jusqu’à leur terme. Fischer le sait et en abuse.

Un jour, il exige le retrait des caméras de télévision, pourtant parfaitement silencieuses, et alors même que ses exigences financières ne peuvent être satisfaites que par la vente des droits de « filming ».

Le lendemain, il provoque un scandale : l’eau de la piscine de l’hôtel est trop froide… de deux degrés !

La nuit suivante, il fait ouvrir, pour lui, le bowling à 3h du matin. Le bowling est sa détente favorite. Avec les repas raffinés et copieux.

Mais voilà : le quotient intellectuel de Fischer est celui d’un génie et les Echecs sont un sport épuisant qui exige du cerveau, à ce niveau de compétition, un travail fabuleux dont reste incapable l’ordinateur.

Plusieurs grands champions sont morts fous. D’autres étaient familiers des caprices. Alexandre Alekhine, russe naturalisé français, champion du monde de 1927 à 1935 et de 1937 à sa mort en 1946, avait, lui aussi, des réactions de prima donna sur l’échiquier. Il cassait les meubles lorsqu’il perdait et affirmait que pour gagner, il faut détester son adversaire… alors.

A partir de quel stade le génie, même extrême, n’est-il plus une excuse ? La question reste ouverte.

La rencontre de Reykjavik est d’a bord celle de deux personnalités.

Boris Spassky, 36 ans, journaliste, marié, deux enfants, a toujours été considéré comme un joueur supérieur, et un homme cultivé et équilibré. Le génie affirmé et tranquille. Il est accommodant pour l’organisation des tournois autant qu’avec les journalistes : pas de déclarations fracassantes, pas de refus superbes des photos ou des questions.

Robert James Fischer (« Bobby »), né en 1943, ayant définitivement abandonné l’école à 14 ans pour se consacrer aux Echecs, est au contraire le génie déconcertant à l’unique passion. Il est fou d’Echecs comme on est fou de poésie. Sur les Echecs, il a tout lu et tout retenu mais les autres sujets ne l’intéressent pas. Il a appris le russe pour pouvoir assimiler les manuels soviétiques.

Loup solitaire et nerveux, hypersensible et irritable, il bouscule les photographes mais apprécie le vedettariat. Il est tatillon pour tout ce qui concerne les salles de tournois, à commencer par l’éclairage et exigeant pour la tranquillité et le confort de son hôtel ou de sa villa. Sa silhouette longiligne et sa démarche dégingandée contrastent étrangement avec l’allure aisée du joueur de tennis trapu et souple qu’est Spassky.

Juif pratiquant, superstitieux, membre convaincu de la secte des adventistes du 7ème jour, Fischer refuse de jouer pendant le Sabbat : la journée de repos pour les joueurs est donc, à Reykjavik, le samedi.

Le jeune américain découvrit les Echecs à six ans et en subit immédiatement le sortilège. A 7 ans, il essuya une cuisante défaite contre le champion Max Pavey… mais à 10 ans, il attirait déjà l’attention dans les tournois de New York, les plus durs des Etats-Unis. A 13 ans, son génie ne faisait plus aucun doute : tous les espoirs lui étaient permis. Et pour commencer, il devenait Champion junior des Etats-Unis. A 14 ans, il en était Champion tout court avec une incroyable facilité… et le monde des Echecs découvrit cette super star qui montait.

Sa dernière victoire, avant de devenir superbement le challenger de Spassky ? Il a obtenu la modification des règlements internationaux qu’il réclamait depuis plusieurs années. Il les jugeait trop favorables aux joueurs soviétiques…

Spassky fut initié aux Echecs un plus tard que Fischer. Rien d’étonnant en U.R.S.S. La Fédération d’Echecs Soviétique compte 4 millions d’adhérents ; et dans ce pays, de loin le plus intéressé par les Echecs, ils sont enseignés dans les classes secondaires, au même titre que le dessin ou la musique. Et les élèves les plus doués achèvent leur formation dans de véritables « Universités d’Echecs ».

Le talent de Spassky était affirmé à l’âge de 11 ans. Son premier tournoi international, en 1953 à Bucarest, il avait 16 ans, le mit instantanément au rang des plus grands. Il reçut le titre de Grand Maître à 18 ans. A partir de ce moment, il prépara le titre de Champion du Monde qu’il obtint à Moscou en 1969 devenant le 5èmem Champion Soviétique consécutif.

A l’opposé de Fischer, Spassky n’est pas un solitaire. Il cultive de solides amitiés et a su profiter, tout au long de son apprentissage, des conseils bienveillants de ses aînés.

L’un de mes amis islandais a accompagné Spassky à la pêche au saumon avant la première rencontre. Il est revenu fasciné par la personnalité, la culture et l’équilibre du joueur russe. C’est un peu le charme qu’a progressivement ressenti toute l’Islande. Comment n’en serait-il pas ainsi alors que Spassky, apprenant que les Islandais croient fermement au fantastique et au merveilleux répondait, faisant preuve d’un remarquable non-conformisme marxiste : « après avoir vu leur extraordinaire pays, je comprends cela très bien ».

Reste que, dès avant les Championnats du Monde, on disait de Spassky qu’il n’était pas au meilleur de sa forme. C’est ce qui semble se vérifier et les Islandais, devant le brio insolent de Fischer hésitent aujourd’hui à se prononcer. Que penseront-ils demain si l’Américain remporte ce Championnat du Monde comme cela semble de plus en plus possible ? Le Grand Maître argentin Miguel Nayalof a déjà dit de lui que c’était « le Mozart des Echecs : aisance et simplicité ».

A vrai dire, Fischer ne cherche pas à séduire son public. Il exige tout simplement d’être reconnu et admiré comme le plus grand. Rien de moins. Il a parfois refusé de jouer contre des Grands Maîtres les qualifiant de « minus ».

Il y a, pour Spassky, une autre donnée au problème : il a publiquement condamné l’invasion russe de la Tchécoslovaquie. Il est probable que s’il échoue à Reykjavik, il perdra du même coup tous les avantages matériels et l’immunité que son titre lui a jusqu’à maintenant conservés.

Le Match du siècle

Six mois avant le début du championnat, les journalistes et les spécialistes du Monde entier étaient d’accord : ce serait le match du siècle. Pourquoi ? C’est la première question que j’ai posée au Président de la Fédération islandaise d’Echecs.

« Ce n’est pas seulement le match du siècle, c’est le match de tous les temps ! Il y a pour cela beaucoup de raisons. D’abord, depuis 1948, le titre a toujours été détenu par des Russes et tous les matchs se sont déroulés en U.R.S.S. C’est la première fois que le titre risque de sortir de ce pays… et ce serait au profit d’un joueur américain !

Beaucoup de gens disent que ce ne sont pas seulement deux joueurs qui luttent actuellement pour le titre, mais que ce sont deux puissances, l’Ouest contre l’Est, le symbole du capitalisme contre celui du communisme ».

C’est presque vrai puisque le Championnat sans les atermoiements de Fischer n’aurait jamais eu un tel retentissement. A cela on peut ajouter que les enjeux sont dix fois supérieurs à ce qu’ils ont jamais été et que la rencontre se déroule au pays du feu et de la glace.

Avec un léger sourire et un humour très islandais, Gudmundur Thorarinsson, poursuit : « A ceux qui nous parlent ainsi, nous répondons que si les grandes puissances parvenaient à faire toutes leurs grandes batailles avec des soldats de bois, elles pourraient avoir toutes leurs guerres en Islande ! »

Paris fut un temps la capitale mondiale des Echecs… mais le déclin français dans ce domaine se poursuit depuis plus d’un siècle. C’est pourtant un Français, Pierre Vincent qui fonda la F.I.D.E. à Paris, en 1924. Actuellement, son siège est à La Haye et son Président est un Hollandais, lui-même Champion du Monde en 1935, le docteur Max Euwe, 71 ans. Depuis 1946, les championnats du Monde sont organisés par la F.I.D.E., en principe tous les 3 ans. Cette fois, certains ont reproché au tranquille docteur Euwe, de ne pas avoir été à la hauteur. Après avoir eu des faiblesses pour Fischer, il a fui Reykjavik et les problèmes qui s’y posaient au début du match. Le championnat du Monde terminé, la F.I.D.E. se choisira probablement un nouveau Président…

Comment a été choisi le lieu des actuels championnats ?

« That is a long story… » explique Gudmundur Thorarinsson.

« La préparation du tournoi a commencé en décembre dernier. Trois pays étaient sur les rangs : la Yougoslavie, l’Argentine et l’Islande. Le premier offrait 152.000 dollars, le second 150.000 et l’Islande 125.000, plus 60% des recettes sur la vente des droits de photographies et de « filming ».

  • Quelle est l’origine de ces sommes ?
  • Ce sont principalement les entrées, la vente des droits de télévision et de films, la vente des souvenirs, du timbre édité à cette occasion et des enveloppes. Pour le moment, nous n’avons pas cet argent, mais nous l’aurons car nos calculs de probabilité sont justes.C’est une excellente occasion de faire connaître l’Islande dans le monde ; Quelle aide apporte le gouvernement islandais ?
  • Le gouvernement et la ville de Reykjavik assurent ensemble la garantie des risques financiers.
  • Quels problèmes avez-vous eu pour l’organisation ?
  • Nous avons connu beaucoup de problèmes. Jusqu’à maintenant nous n’avons même eu que des problèmes. Au départ, entre les trois pays proposés, Fischer voulait jouer en Yougoslavie et Spassky en Islande. Finalement, il fut décidé que les douze premières parties auraient lieu à Belgrade et les douze suivantes à Reykjavik. Nous avons eu des négociations très difficiles qui furent « cassées » : les conditions financières ne convenaient pas à Fischer.

Ce sont les Yougoslaves qui ont ensuite abandonné, 3 mois avant le début du Championnat : ils trouvaient le délai trop court pour l’organiser. Six semaines plus tard, la décision fut prise : la totalité des championnats se dérouleraient en Islande. Mais il ne nous restait qu’un mois et demi pour tout organiser.

A cela se sont ensuite ajoutés d’innombrables problèmes de détails : pour la moquette, la température de la salle (22°5), la dimension du jeu d’Echecs (réalisé en pierre islandaise), les fauteuils convenant à chacun des joueurs, les caméras, etc… et surtout l’éclairage. Comme chacun sait, Fischer est très « délicat » en ce qui concerne l’éclairage.

D’abord, l’Argentine nous a donné la description exacte de la lumière fluorescente et du mélange des trois couleurs, blanc, bleu et jaune dans certaines proportions. Nous avons commandé ce matériel aux Etats-Unis et tous les calculs et dessins étaient terminés lorsque la Chester Fox, à laquelle nous avons vendu l’exclusivité des droits de « filming » et de photographie nous a appris qu’elle ne pourrait pas filmer avec cet éclairage.

Il nous restait très peu de temps et il fallait changer pour la lumière incandescente ou lumière Hellogant. Nous ne pouvions obtenir le matériel que de Londres ou de Copenhague. Immédiatement, nous l’avons commandé à Copenhague et fait étudier la lumière Hellogant aux U.S.A.

Très vite, nous avons découvert que la chaleur dégagée par la lumière Hellogant est telle que l’éclairage aurait pu assurer le chauffage d’une maison de 100 m2 par moins 50° ! Il a fallu mettre au point un système de ventilation absolument silencieux.

C’était fait lorsque le représentant de Monsieur Fischer nous a fait savoir que ce dernier n’accepterait jamais une autre lumière que l’éclairage fluorescent. Nous avons cédé, mais en même temps, il fallait absolument sauver le film.

Une partie des lampes de chaque couleur est branchée sur chacune des phases du courant triphasé. Mais si des lampes claquent, les couleurs du film changeront à chaque image. Le laboratoire s’est donc engagé à filmer les images une à une en cas de besoin.

En principe, tous les problèmes sont maintenant surmontés à ce sujet…

  • Quelles sont les conditions financières exactes pour chaque joueur ?
  • Le prix est partagé entre le perdant et le vainqueur : 37,5% au premier et 62,5 au second. Et les 60% sur les droits de « filming » sont divisés également. En réalité, c’est plus de cent millions de nos anciens francs qu’emportera le vainqueur puisqu'un riche banquier anglais, passionné d’échecs, Monsieur Jim Flader a offert de doubler la mise. Au dernier moment, alors que le championnat était en principe commencé, que Spassky était arrivé depuis huit jours pour s’acclimater et que tous le monde attendait Fischer, ce dernier tentait un coup de poker : il réclamait plus. Et d’abord une voiture, une villa, la meilleure suite du Loftleidir Hôtel et un pourcentage sur les entrées. La fédération islandaise refusait de revoir les conditions financières… il faut dire qu’en dehors des prix, l’organisation elle-même et l’aménagement du grand hall de Laugardall lui a coûté 400.000 francs. Monsieur Slater a bondit : « Fischer a peur ! Ce ne peut pas être pour l’argent ! Et je vais vous le prouver. Je double le prix ! »

Bel élan spontané que contrarient les règles du contrôle des changes britannique. Mais pourquoi le chancelier de l’échiquier de sa Majesté ne se laisserait-il pas fléchir par les nécessités du match du siècle ?

En tous cas, la promesse a décidé Fischer… qui, sur l’instant, n’a pas pensé au contrôle des changes.

Quelques jours plus tard, il faudra un coup de téléphone du conseiller du Président Nixon, Henry Kissinger, pour décider Fischer à jouer la 3ème partie alors qu’il ne s’était pas présenté à la seconde. Rien de moins. Encore y mettra t’il des conditions. Le match s’est joué dans une petite salle, le public le suivant sur les écrans de télévision. Mais le lendemain, les Russes exigeant la grande salle et le public, ce sont les caméras de télévision qui ne fonctionneront pas. Concentration oblige. Une perturbation, c’est beaucoup. Deux, c’est trop.

La veille, le journal islandais Visir titrait en gars : « Sortez Fischer ! De quoi avez-vous peur ? » sous une photo toute simple : le carton « Don’t disturb » accroché à la poignée de la porte de la luxueuse chambre de Fischer. Quand les Islandais se fâchent…

Pour les journalistes et le public, même commencé (on n’y croyait plus !), le Championnat ne manque donc pas de rebondissements. Et la foule se presse dans toutes les salles attenantes au grand hall : snack-bar, salle de commentaire, salles de presse. Partout des écrans de télévision montrent l’échiquier témoin et la liste des coups déjà joués. Partout aussi (sauf dans le grand hall où le silence absolu est de rigueur) des spectateurs reconstituent la partie sur un jeu de poche posé devant eux.

Toutes ces péripéties ont profité au match : déjà nombreux les journalistes étrangers arrivent encore. Et les télex sont saturés. Sauf pour les agences américaines et russes qui ont réservé chacune trois lignes ! Partout dans le monde, de l’Italie au Brésil, on parle Echecs… et l’on pense souvent, maintenant, argent.

Que cela ne fasse pas oublier l’essentiel : le championnat du monde 1972 tient ce qu’il promettait. Ceux qui se battent ici sont au-dessus des plus grands. Tout le monde s’en est rendu compte avec une admiration respectueuse à la fin du cinquième match.

L’attaque de Fischer était imprévue, personne ne l’avait imaginé, personne ne savait où elle pourrait conduire. Sauf Fischer… et Spassky dès le 28ème coup.

A ce moment-là, il abandonna, à l’étonnement général : aucun des autres grands maîtres présents qui (à plusieurs) discutent le match au fur et à mesure n’avait vu aussi loin que lui, pour réaliser qu’en toutes hypothèses, il perdrait, que ce soit dans six ou dans quinze coups.

La preuve par neuf du génie.

Par ailleurs, et en toute hâte, les soviétiques viennent d’envoyer à Reykjavik, la femme de Spassky. C’est peut-être le secret de sa remontée dans la onzième partie…

Dans le même temps, Fischer a payé le voyage de Californie à Reykjavik à sa sœur Joan.

Une drogue

Les échecs sont-ils un art, une science ou un sport ?

A cette question les grands joueurs vous répondront que c’est les trois à la fois. Certains ajouteront que c’est peut-être aussi une philosophie, un mode de vie et, souvent, une drogue.

Il existe actuellement 70 ou 80 fédérations à travers le monde, leur nombre est en augmentation, et la publicité faite au championnat du monde à fait faire un bond spectaculaire à la vente des jeux d’échecs dans tous les pays.

Quel est l’intérêt du jeu d’Echecs et quelles sont les qualités d’un bon joueur ?

Pour Gudmundur Thorarinsson, c’est un sujet tellement substantiel que l’on pourrait devenir docteur rien qu’en écrivant sur lui.

« Il est très difficile de comprendre ce que sont les Echecs et pourquoi ce n’est pas comme jouer au Loto. Vous savez que les Echecs existent dans les pays orientaux depuis des milliers d’années. Personne ne sait l’âge des Echecs ni dans quel pays ils furent inventés. Pourtant personne ne sait jusqu’où l’on peut aller avec les Echecs.

Nous croyons que les Echecs développent la faculté de concentration et fortifient l’imagination. Bien que le terrain soit limité par le nombre de carrés et que les règles soient très strictes, le jeu lui-même et ses complications n’ont pas de limite. Les Echecs fabriquent leurs artistes, leurs maîtres. Comme la musique. Il y a des hommes qui ne font que des Echecs ».

Il faut ajouter que la grande révolution des Echecs s’est faite entre 1870 et 1920. Jusqu’alors essentiellement intuitifs, les Echecs virent apparaître, à cette époque, des théories et un fond de connaissances stables bien que s’enrichissant constamment.

Beaucoup de très grands joueurs sont morts dans une misère complète après avoir souffert de la faim. Aujourd’hui, le monde entier, joueurs et non-joueurs, a les yeux fixés sur les deux géants de Reykjavik. Quelle que soit l’issue du championnat, il aura fait un grand gagnant : l’art des Echecs.

Remportant le dixième match, Bobby Fischer a porté le score de 6 ½ contre 3 ½, les ½ points correspondants à des matchs nuls. A ce moment, Spassky n’avait obtenu qu’une victoire, l’autre lui ayant été comptée par forfait, et réalisé trois matchs nuls. Mais, au soir du 6 août, l’écart n’était plus que de deux points en faveur de Fischer. Ce jour-là, Spassky a gagné. En réalité, de la part de cerveaux comme ceux-ci, tout est possible… même l’effondrement brutal. Le suspens continue. Pour la plus grande satisfaction de spectateurs, téléspectateurs et journalistes. Avec, pour Spassky un léger avantage : il lui suffit de 12 points pour conserver son titre ; il en faut 12 ½ à Fischer pour l’enlever.

En théorie, les championnats se jouent en 24 parties et doivent se terminer le 3 septembre, si l’un des joueurs ne sombre pas d’ici là… mais d’ores et déjà, Bobby a réalisé une prestation remarquable et relancé l’intérêt d’une rencontre que l’on craignait compromise après ses débuts presque grotesques.

Deux jours sont réservés pour chaque rencontre. La partie qui n’est pas terminée après les 40 coups en 2 h ½ réglementaires pour chaque joueur le premier jour (5h au total pour les deux joueurs, de 17 à 22 h) se continue le lendemain.

Toujours sous le contrôle des deux arbitres, l’allemand Lothar Schmid et son assistant, l’islandais Gudmundur Arnlaugsson.

Quelqu’un m’a dit en sortant du grand hall des sports de Laugardall, « c’est la lutte de deux esprits, pas de deux cœurs ». Il faut bien avouer que pénétrer dans ce nouveau temple de l’esprit est une expérience unique. Se vouloir profane et conserver un regard détaché est impossible. La ferveur de milliers de fidèles crée forcément un climat. Cet étonnant silence recueilli, plus total que celui d’une église, ne peut résulter que d’une foi partagée. L’extraordinaire est qu’il n’y a aucun spectacle, aucun commentaire. Seulement la présence de deux hommes sous la lumière vive de la scène et les coups qui s’inscrivent sur l’écran géant de télévision toutes les cinq ou vingt minutes. Et cela dure cinq heures. Cinq heures d’immobilité et de silence. Comment ne pas admettre que les ondes mentales des deux titans qui luttent ici rayonnent jusqu’aux spectateurs. Les Echecs une religion ? Qui sait ? Ne sont-ce pas deux grands prêtres qui célèbrent ici son culte ?

Dont le plus jeune se balance toujours, insolemment, sur le célèbre fauteuil métallique pivotant et à roulettes, qu’il a fait venir de New York.

A Reykjavik, il reste aujourd’hui une horloge qui grignote impitoyablement les précieuses secondes de réflexion, qui permet de décider d’une victoire ou d’une défaite. Et deux hommes dont l’un demain aura peut-être perdu sa couronne et dont l’autre, alors, explosera d’orgueil.

Pour les échecs, de toutes façons, rien n’est fini. En septembre se dérouleront à Skopje (Yougoslavie), célèbre en d’autres temps par son terrible tremblement de terre, les olympiades des Echecs. Avec les quatre meilleurs joueurs de chaque pays.

(1) Par ailleurs gens sportifs.

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