Patrick Rousseau
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Billet de blog 5 juin 2020

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Covid-19 : Il ne peut y avoir de retour à la normale. Fin du « En même temps » !

Il ne peut y avoir de retour à la normale après la crise que nous traversons. Deux possibilités s’offrent à nous : tirer les conséquences de la situation actuelle en programmant un changement sociétal profond ou laisser la logique du tout économique, qui nous a conduits là où nous sommes, poursuivre sa route dévastatrice. Face à cette alternative, la théorie du « En même temps » reste une impasse.

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Il ne peut y avoir de retour à la normale après l’actuelle crise due à l’enchâssement de deux catastrophes : La pandémie du Covid-19, toujours en cours, et ses déflagrations, déjà actives, sur le plan économique. Ce séisme planétaire d'une magnitude exceptionnelle, qui génère un tsunami dont la gravité des conséquences est insoupçonnée, aura un tel impact que rien ne sera plus comme avant. Que l’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, il n’y aura pas de retour à la normale. Une alternative se présente alors :

  • soit un monde meilleur parce que les conséquences de la crise s’avèrent être un révélateur de l’impasse dans laquelle nous étions engagés, en ouvrant la voie de la programmation d’un changement profond ;
  • soit un monde où les ingrédients d’une économie libérale débridée vont redoubler de force et achever de manière irréversible une œuvre destructive observée depuis des décennies.

Dans un cas, les conditions du changement nécessiteraient un effort titanesque et impliqueraient un bouleversement sociétal inédit. Il faudrait virer de bord, à l’instar des propositions les plus sérieuses visant à lutter contre le dérèglement climatique qui transcendent les clivages d’une approche causale[1] et nécessitent l’action rapide des gouvernants ainsi que l’engagement fort des citoyens[2]. Ces deux conditions nécessaires à un traitement efficace et durable de la crise écologique, au niveau planétaire, sont en parfaite congruence avec le nouvel ordre de marche, marche forcée sans doute, qu’il faudrait adopter pour affronter l’après crise économico-sanitaire que nous traversons.

Dans l’autre cas, il s’agirait seulement d’accélérer le processus en cours sur les bases d’un savoir-faire éprouvé et de rattraper au plus vite les pertes économiques consécutives au confinement du pays. Cela se ferait sans difficultés majeures puisqu’il suffit de garder le même vieux « modèle » et de ne surtout pas changer de paradigme. En bref, il suffirait d’augmenter la voilure et de garder le cap grâce au même sextant, avec toujours et encore le sacro-saint PIB comme unité de mesure [3]. On s’alarme déjà d’un déficit public qui, à cause du confinement, devrait atteindre 4,6 points de PIB en France[4], sans interroger cette donnée en trompe l’œil qui ne mesure, comme l’indique Laurent Éloi, que partiellement certaines dimensions du développement humain, en fonction de leur coût comptable et non de leurs résultats ou des bénéfices réels qu’elles engendrent et procurent aux individus[5].

Pour le monde d’après, la théorie du « En même temps », si chère au président de la République, est à nouveau vouée à l’échec, tant sont inconciliables les renoncements considérables qu’exige une révolution écologique - dans le sens le plus générique du mot - et la persistance du consumérisme d’une relance économique aveugle. Non qu’il faille opposer nécessité écologique et contrainte économique, mais parce que la réduction drastique de la consommation, pour une simple question de ressources disponibles et d’impact environnemental de leur prélèvement, est l’une des clefs majeures pour espérer sortir d’une crise dont la pandémie n’est que la partie émergée de l’iceberg. Renoncer et persister en même temps est impossible.

Pour les tenants de l’une ou l’autre de ces deux possibilités, la tâche parait plus aisée pour les uns que pour les autres. Malgré les étonnantes annonces du Ministre de l’économie et des finances : « nous pouvons faire de cette crise une occasion unique de redéfinir ce que nous voulons pour notre pays et de nous donner une nouvelle ambition économique[6]», il est improbable que la révolution attendue - et indispensable - émane des décideurs actuels. Et, autant le dire tout de suite, nous rangeons la politique macronienne dans la seconde éventualité. Le « En même temps » du Chef de l’Etat, reconnu par quelques-uns comme un héritage authentique et fécond de Paul Ricœur et plus encore fortement dénoncé par d’autres[7], semble pervertir sérieusement la pensée du philosophe[8]. Suivant la remarque de Jean-Philippe Pierron à partir des propos de campagne du futur Président, « peut être que pour une oreille ricœurienne, ce qui pourrait dissoner dans le propos de Macron, c’est l’hypertrophie de la place faite à l’économie, et avec elle, à l’économisme très peu social et solidaire, car il ne dit pas grand-chose sur la justice fiscale et sur le rôle des entreprises multinationales [9]». L’exercice du pouvoir a hélas confirmé ce propos et en tout état de cause, ce « En même temps » ne s’inscrit pas dans une pensée complexe « où ce que l’on fait et dit est en même temps posé et nié par ce que l’on fait et dit[10] ». Et d’ailleurs, pourrait-il en être autrement ? Le « En même temps » révèle un paradoxe caractérisé par la notion d’indécidabilité, or un Président est élu pour décider. Nous atteignons là, à l’évidence, la limite du politico-pseudo-philosophique car, « s’il existe une philosophie ricœurienne du politique, il n’y a pas de politique ricœurienne. Pour pouvoir penser les dimensions paradoxales du pouvoir, Paul Ricœur s’est toujours tenu à l’écart de son exercice effectif [11]». Il y a donc à redouter que la gestion de l’après crise reste guidée par les mêmes impératifs.

Il serait même à craindre que la gestion de cette crise sanitaire puisse avoir été un laboratoire au bénéfice de pratiques libérales totalement décomplexées. Sur ce risque bien réel d’un règlement de la crise par l’économie libérale poussée à l’extrême, aucun secteur ne serait épargné, de l’industrie au commerce de détail, en passant par la culture et l'éducation, avec pour cette dernière comme le dit M. Thursen « les cours universitaires qui resteront en ligne pour la grande majorité des matières entrainant la réduction du corps enseignant et la titularisation progressivement supprimée ; et la liberté académique, à commencer par la propriété des cours, sera contestée, les universités cédant le contrôle à des sociétés comme Pearson, entreprise privée d’enseignement en ligne »[12]. L’auteure conclut son propos sur la lutte et la résistance empêchées par les règles du confinement qui interdisent de pouvoir descendre dans la rue pour protester. Pour l’heure, seule la contestation juridique semble possible. Plus de soixante plaintes ont été déposées contre des membres du gouvernement[13] face à ses différents manquements ; six fautes commises par les décideurs nous dit Claude Got, en estimant que chaque étape de la lutte contre le Covid-19 a exprimé une inaptitude à faire le bon choix au bon moment[14].

La mise à l’arrêt brutale que nous avons vécue donne à voir, avec l’effet d’un miroir grossissant, les fragilités d’un système dans sa globalité. Quelle que soit l’échelle d’analyse, les plus faibles en payent le plus lourd tribut. Inégalités et injustices s’en sont trouvées exacerbées, avec une fois encore le même corollaire : la part belle pour certains et, non sans cynisme, l’occasion pour les mêmes de faire de nouveaux profits. Sur le plan sanitaire, le même miroir grossissant peut être observé avec la non-gestion Européenne de la pandémie et l’avancée en ordre dispersé au niveau de la recherche thérapeutique, dont l’étude Discovery[15], échec européen retentissant, est la meilleure illustration.

D’un côté, des indignations et de nombreuses alertes, certes fondées, mais qui risquent de rester incantatoires. De véritables cris d’alarme, pleinement justifiés par l’ampleur de la crise, sa gravité et la nécessité d’y réagir sans délai. Mais qui pour les entendre, c’est à dire les prendre en compte par des décisions à la hauteur des enjeux qu’ils dénoncent ? De l’autre côté, nos gouvernants, qui après moult atermoiements dans la gestion de la crise, voudraient nous convaincre d’une soudaine prise de conscience sur des problèmes  pourtant bien connus, mais jusque-là traitées par l’arrogance et le déni, à l’exemple des difficultés de l’hôpital public. 

Alors, face à l’impossible et l’inacceptable il est impératif de choisir. Et donc, comme ce choix peut être mis en acte, point de paradoxe : fin du « En même temps » !

[1] Barrau, A., Le plus grand défi de l'histoire de l'humanité, Edition revue et augmentée, Michel LAFON, 2020.

[2] Vargas, F., L’humanité en péril. Virons de bord toute, Flammarion, 2019.

[3] Gardey, J., Jany-Catrice, F., Meda, D., Viveret, P., Whitakre, C. (2020). Se libérer du PIB pour mesurer ce qui compte vraiment, Le Monde, 17 & 18 mai 2020.

[4] Trannoy, A., Coronavirus :  Le freinage volontaire de l’économie française ne peut être poursuivi sans danger au-delà d’un mois, Le Monde, 21 mars 2020.

[5] Eloi, L. Sortir de la croissance. Mode d’emploi, LLL les liens qui libèrent, 2019.

[6] France Inter, L’invité du 7H50, lundi 4 mai 2020.

[7] Truong, N., Les intellectuels proches de Paul Ricœur se divisent sur la fidélité d’Emmanuel Macron aux idées du philosophe. Le Monde, 3 décembre 2019.

[8] Quinou, Y., Macron, avez-vous vraiment lu et compris Paul Ricoeur ? Bog Mediapart, 5 avril 2019.

[9] Pierron, J., Que dirait le philosophe Paul Ricoeur de son ancien assistant éditorial Emmanuel Macron ? Nonfiction, 25 avril 2017.

[10] Barel, Y. (1984). La société du vide, Seuil, 1984.

[11] Communiqué du Conseil scientifique du Fonds Ricœur, 30 octobre 2017.

[12] Turshen, M., COVID-19 : Retour à la « normale » ? Traduit de l'anglais par Annie THEBAUD-MONY, blog Mediapart, 10 mai 2020.

[13] Folorou, J., Coronavirus : déjà plus de 60 plaintes contre des membres du gouvernement. Le monde, 1 mai 2020.

[14] Got, C., Coronavirus : les 6 fautes commises par les décideurs politiques. Le JDD, 4 mai 2020.

[15] Morin, H. (2020). Coronavirus : l’essai clinique Discovery englué faute de coopération européenne. Le Monde, 7 mai 2020.

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