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Billet de blog 9 juin 2025

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Serge Kantorowicz, la braise sous les cendres

Une lecture du livre de Delphine Durand, Serge Kantorowicz. Le meneur d’ombres, Milan, Silvana Editoriale, 2025.

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Chaque parcours créatif s’enracine dans une histoire personnelle où l’on peut retrouver des clés, des sources d’inspiration, mais aussi des errements. Le cheminement du peintre Serge Kantorowicz ne fait pas exception, et c’est tout le mérite de Delphine Durand de nous en proposer une illustration en guidant nos pas dans une passionnante déambulation au cœur de l’œuvre vie de cet artiste.

Rares sont les livres d’art qui savent échapper au compliment de circonstance ou éviter la facilité des textes écrits à la va-vite. Encore plus rares sont ceux qui parviennent à transporter la lectrice et le lecteur dans un entre-deux ou les œuvres et la vie de l’artiste se donnent à voir dans une réverbération de reflets révélant un peu de l’alchimie qui les lie. Avec Serge Kantorowicz. Le meneur d’ombres, c’est un tel livre que nous offre Delphine Durand. Sa parfaite connaissance de la vie de cet artiste et de ses peintures, conjuguée à une fréquentation assidue des œuvres des peintres, écrivains et poètes qui ont marqué notre histoire, trouve son expression dans une monographie à la fois savante et sensible.

Serge Kantorowicz est né le 15 avril 1942 à Paris de parents immigrés polonais. Quelques mois plus tard, son père, Abraham, est déporté à Auschwitz-Birkenau. Sa mère, Esther, connaîtra le même sort en 1944. Tous deux mourront assassinés par les nazis. Serge sera élevé dans la culture yiddish par Gitla, sa grand-mère maternelle. Le yiddish qui est bien plus qu’une langue sera structurante dans l’enfance de Kantorowicz. Delphine Durand le souligne avec beaucoup de sensibilité : « Le yiddish est ce fantôme dans la béance du vivant » (p. 17). Cette tragique histoire familiale restera omniprésente dans la vie du peintre et son travail créatif en portera les cicatrices qui ne disparaîtront jamais. Les renconres faites par Kantorowicz, les partages, les amitiés nouées, ne parviendront jamais à évacuer cette impression d’être en présence d’un individu en marge avec le monde, ce que l’auteure résume très finement avec cette formule :  « Seul et étranger comme Serge Kantorowicz » (p. 48).

Delphine Durand reconstitue minutieusement des moments-clés de la vie de l’artiste en les éclairant par l’évocation de son environnement pictural (par exemple en mentionnant son activité de graveur lithographe dans l’imprimerie de la galerie Maeght au service de Riopelle, Zao Wou-Ki, Joan Mitchell, Henri Michaux, Calder, Chagall) et ses prédilections littéraires (en soulignant l’influence de Victor Hugo, Baudelaire, Huysmans ou Kafka pour ne retenir que quelques noms).

L’auteure nous aide à comprendre que Kantorowicz a déversé dans ses peintures les pulsations du mouvement brut de la vie, en particulier celui des courtes vies de sa mère et de son père dont il a été privé très jeune. Au feu qui les a dévorés, l’artiste répond par une peinture incandescente où fourmillent des mondes. Un peintre est un créateur de mondes, encore plus déterminé et opiniâtre à cette tâche lorsque l’histoire a saccagé le sien.

Au fil du livre, nous avançons dans une passionnante visite guidée à travers les univers étonnants des séries du peintre : La métamorphose de Moi, Naturae, les Plages animées, Est-Ouest et Nord-Sud, K comme Kafka, Mes belles de nuit, Un regard sur Balzac : La Comédie humaine, K comme Kubin, Pages arrachées au journal de Victor Hugo, Proust, Les Synagogues, Macula. Chacune de ces créations est présentée non seulement dans son aboutissement final mais aussi en questionnant le processus qui l’a portée. Delphine Durand nous amène à engager une réflexion sur la peinture de Kantorowicz, à rechercher ses influences, à imaginer ses desseins, mais aussi – et cela est je dois le dire le tour de force de cette monographie – nous incite, dans le flux de son propos, à interrompre la contemplation d’un tableau et la lecture d’un commentaire pour nous engager dans une rêverie éveillée à partir de l’œuvre.  

Ainsi, le tableau Myriam-Frieda présenté aux page 70 et 71, a suscité chez moi ce type de réaction et a fait surgir devant mes yeux le tableau Judith et Holopherne de Klimt. Dans cette représentation par Klimt du célèbre épisode du mythe, on ne distingue que la moitié de la tête de Holopherne, tête qui a totalement disparu dans le tableau de Kantorowicz. Chez ce dernier, le visage et la coiffure de Myriam-Frieda, le jaune doré omniprésent, ainsi que la note de bleu évoquent d’autres tableaux du peintre symboliste autrichien, notamment le portrait d’Adèle Bloch-Bauer.

Un mot parcourt le livre et résume nos impressions à l’issue de cette belle monographie : le mot dibbouk. Le dibbouk est un fantôme, une âme en peine à la recherche d’un corps pour l’habiter. Pour Kantorowicz, cette quête était impérative car, pour reprendre les mots de l’auteure, « au chaos du monde [devait] faire écho celui outrepassé et transcendé, de la peinture » (p. 10).

Félicitons et remercions Delphine Durand d’avoir su faire apparaître ce dibbouk et de nous avoir fait partager quelques moments privilégiés en compagnie d’œuvres engendrées en réponse au chaos de notre monde.

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