Cet article est dédié la mémoire de Galeano, un enseignant de la communauté indienne de La Realidad, une communauté zapatiste du Chiapas, assassiné le 2 mai par des troupes paramilitaires.
Le 23 mai 2014, aura lieu à la Maison de l’Amérique Latine à Paris une rencontre autour de la poésie. La particularité de cette rencontre est son caractère polyphonique puisqu’une lecture de poèmes sera donnée en trois langues : le nahuatl [1], l’espagnol et le français. Ces poèmes sont rassemblés dans un livre intitulé Tlajtoli eyi xayakmej Palabra a tres rostros Parole à trois visages[2]. Comme son titre l’indique, il s’agit d’un livre qui nous parle avec trois voix, trois langues et trois visages, les voix, les langues et les visages de Juan Hernández Ramírez, Isabel Gutiérrez de Velasco et Hugues André Dalbis.
Juan Hernández Ramírez est un grand poète mexicain de langue nahuatl, reconnu bien au-delà du Mexique et récompensé par de nombreux prix. Il est tout à la fois poète, écrivain, traducteur, enseignant et surtout un fervent défenseur des cultures indigènes. Il est originaire de la Huasteca, une région située à l’Est du Mexique, en bordure du Golfe du Mexique. Isabel Gutiérrez de Velasco est à la fois poète et plasticienne. Elle expose actuellement ses œuvres à la Maison du Mexique de la Cité Universitaire. Hugues André Dalbis est poète mais aussi traducteur. Il a eu à ce titre un rôle essentiel dans la traduction française des poèmes du nahuatl et de l’espagnol.
Je vais évoquer pour commencer les poèmes de Juan, puisque c’est par eux que débute Parole à trois visages. Juan nous met en présence de la lumière du commencement, une lumière qui nous vient de l’origine du monde, du commencement de la communauté du monde, d’un temps où les hommes, les oiseaux, les montagnes et la lune ne se considéraient pas comme des étrangers.
Les mots de Juan nous font remonter aux premiers temps du monde, lorsque ce monde surgit du jour qui enfin se réveille après le sommeil de la nuit. L’aurore apparaît et dessine le sommet des montagnes dans le ciel, les premiers chants d’oiseaux se font entendre, les rêves lentement s’évanouissent, les rêves des femmes, des hommes, des oiseaux et même de la lune. La lumière du commencement vient éclairer le monde et dès lors ne cessera plus de le faire, c’est une lumière inextinguible puisque la mort elle-même est une autre lumière. Mais ce qui ne s’éteint pas, ce qui dure, n’en est pas moins précaire et périssable. Pour reprendre les mots de Juan, Tlen nimaj tlami xochitl nochipa eltoc, « éternité de la fleur éphémère », n’est-ce pas la beauté de l’instant ? La réflexion de Juan à propos de la nature éphémère de la vie fait écho à un autre questionnement, formulé en terre mexicaine il y a plus de cinq siècles par un poète anonyme qui se demandait : Cuix oc nelli nemohua in tlalticpac ? « Est-ce que l’on vit réellement sur terre ? »
Voici un poème de Juan :
Xochitl axtlajtlakolej
Tlen kitilana tlauili chipauak xochitl.
Tlen kalsosolpaj kueponi xochitl.
Tlen oktli tlakilotlakiltia xochitl.
Tlen motlalana ejekatipaj xochitl.
Nochi xochitl san ontlami
iajesotsij tlauili iixtlaj,
tlalpotektli, ijkatsaj tlapetlantli.
« Innocence de la fleur
La fleur blanche qui attire la lumière
la fleur qui éclot sur les ruines
la fleur qui donne des fruits pour le pulque
la fleur qui se dresse contre le vent.
Chaque fleur ne vit qu’une fois
avant sa grâce de lumière,
et malgré sa splendeur est poussière. »
Dans le temps du commencement, existait la communauté des êtres et des entités. Puis est venu le temps des hommes, une époque où désormais êtres et entités vivent séparés. C’est de ce temps dont nous parle Isabel. Dans ses poèmes, elle nous entretient d’un repli, d’une fuite, de la recherche d’un refuge dans une intimité. La pensée a interrompu le continuum originel. Désormais, les femmes et les hommes s’enferment dans une intériorité, au fond de la conscience, dans une « capsule hermétique ». Chacun se réfugie dans ses propres frontières. Désormais, pèsent le secret, le mensonge et le poids du quotidien. Il n’y a plus d’immédiateté, mais un regard anxieux de chacune et chacun sur sa propre vie, des allers retours incessants entre le monde et notre propre monde, « le monde qui commence quand nous fermons les yeux ».
Voici un poème d’Isabel :
Una verdad cualquiera
Aquella tarde me entretuve en una verdad,
la observé durante horas,
después la hice mía.
Me quedé con ella durante años,
caminé todos sus recovecos,
crecí en ella, tanto que todo parecía insuficiente
hasta que un día, mi verdad comenzó a retorcerce, a disminuirse,
a mostrarme un rostro que yo no conocía
y finalmente se esfumó ;
aquella verdad terminó vestida de culaquiera mentira.
« Une vérité quelconque
Cette après-midi je me suis entretenue avec une vérité.
je l’ai observée pendant des heures
et je l’ai rendue mienne.
Je suis restée avec elle des années durant
j’ai marché dans tous ses recoins
j’ai grandi en elle, tellement que tout paraissait insuffisant
jusqu’à ce qu’un jour ma vérité commence à se tordre, à diminuer,
à me montrer un visage que je ne connaissais pas
et finalement elle a disparu,
cette vérité s’est terminée vêtue d’un mensonge quelconque. »
Après la lumière des premiers temps, a succédé le temps des hommes, mais ce temps porte son lot de manque et de tourment. Pour essayer d’y échapper et renouer avec la communauté des premiers temps, Hugues André va s’attacher à convier dans ses poèmes ceux dont nous avons été séparés, les oiseaux, l’araignée, le lapin, l’arbre, et à faire grandir leur présence… La pluie, le vent seront appelés à l’aide pour réunir ceux qui ont été séparés. Du ciel, tombe une neige noire, en silence, la mort se dépose doucement sur la terre, « comme un soulagement, une plume de calme, une poussière morte ». Mais à nouveau, l’aube reviendra, le Fruit-du-jour s’ouvrira une nouvelle fois pour nous dispenser sa lumière de vie.
Voici un poème de Hugues André :
« Le colibri
Le colibri
monte et descend
comme une idée
que l’on n’arrive pas
à attraper
Et lorsque se découvre
sa grâce
couleur émeraude
au reflet de la pensée
prête à butiner
le nectar
de la raison
il est trop tard ! --
il disparaît dans la fleur noire
de l’oubli. »
Le titre du livre, Tlahtolli eyi xayakmeh, Palabra a tres rostros, Parole à trois visage, nous renvoie à l’importance de la parole dans l’ancien Mexique et à la place du visage, xayacatl ou ixtli. La conquête a malheureusement détruit une grande partie de l’univers symbolique des anciens Mexicains, mais dans les poèmes de Juan Hernández Ramírez subsiste encore un peu de cette vie de l’ancien Mexique, de ses montagnes, de ses forêts, de ses oiseaux, mais aussi de ses mythes et de ses dieux. À l’instar de Juan, d’autres poètes aujourd’hui au Mexique nous dévoilent quelques lumières de cette ancienne vie toujours jeune et vivace. C’est le cas notamment du poète guatémaltèque, Humberto Ak’abal, qui a écrit en langue maya kichée ce petit poème sensible et puissant :
Kaib uwa’l boq’och
Are jampa xinalaxik
xkoj kaib uwa’l
muboq’och
xa che kinkowinik kinwilo
ri k’exk’ol re ri nuwinaqil
« Deux larmes
Quand je suis né
on m’a mis deux larmes
dans les yeux
pour que je puisse voir
l’étendue de la douleur
de mon peuple »
Chez les anciens Mexicains, le visage exprimait l’essence d’une personne, d’un être humain. Ixtli, le visage, apparaît souvent associé à yollotl, le cœur, dans le binôme in ixtli in yollotl, « le visage, le cœur », que l’on retrouve à profusion dans les discours des anciens Mexicains. Selon Miguel León-Portilla « le terme de « visage » ne doit pas être compris littéralement dans un sens anatomique, mais métaphoriquement, comme ce qui enlève à l’homme son caractère anonyme. »[3] Pour lui, in ixtli in yollotl, « le visage, le cœur », est un redoublement sémantique signifiant « une personnalité bien définie, ayant des traits spécifiques (visage) et un élan dynamique (cœur) »[4]. Plutôt qu’un redoublement sémantique, le binôme in ixtli in yollotl exprime à nos yeux une complémentarité sémantique qui désigne une personne consubstantiellement constituée d’une extériorité (le visage) et d’une intériorité (le cœur). Dans la conception mexicaine, le visage s’acquiert, « s’étrenne », révèle une personnalité, bonne ou mauvaise, s’épanouit ou se gâte, avant de disparaître irrémédiablement.
Cette considération pour le visage, nous la retrouvons chez Emmanuel Levinas qui est probablement le philosophe dont la réflexion accorde la place la plus importante à la notion de visage.
Chez Levinas, le visage est le point de départ de la relation à l’Autre :
« La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi, nous l’appelons en effet, visage. »[5]
Cette présentation du visage s’effectue dans un dépassement de l’idée et un débordement de l’image, c’est-à-dire tout ce qui structure l’édifice de nos représentations, car le visage est porteur du mouvement de la vie :
« Le visage est une présence vivante, il est expression… Le visage parle. La manifestation du visage est déjà discours. »[6]
Ce lien entre la parole et le visage souligné par le philosophe, nous le retrouvons dans le beau titre du livre de Juan, Isabel et André : Parole à trois visages.
Mais chez Levinas, l’épiphanie du visage, « origine de l’extériorité »[7], « « révèle » l’infini. »[8]
L’infini appelle inlassablement la question, c’est-à-dire l’invitation à la poésie en vue d’interroger ces polarités que sont le réel et l’illusoire, l’éternel et le périssable. C‘est à cette spéculation que se consacraient les anciens mexicains lorsqu’ils se demandaient :
Cuix oc nelli nemohua in tlalticpac[9]
« Est-ce que l’on vit réellement sur terre ? »,
Juan aujourd’hui poursuit ce questionnement dans ses poèmes :
Nochi xochitl san ontlami
iajesotsij tlauili iixtlaj,
tlalpotektli, ijkatsaj tlapetlantli.
« Chaque fleur ne vit qu’une fois
avant sa grâce de lumière,
et malgré sa splendeur, est poussière. »
Mais il écrit aussi :
Tlen nimaj tlami xochitl nochipa eltoc
« Éternité de la fleur éphémère. »
La fleur est très présente dans les poèmes de Juan (Chikome Xochitl, « Sept-Fleur », est d’ailleurs le titre d’un de ses recueils de poésie), tout comme elle l’était dans les chants des poètes de l’ancienne Mésoamérique. Lorsqu’ils voulaient s’affranchir de l’impermanence des choses terrestres, les anciens Nahua avaient recours à la poésie pour faire descendre sur terre « les fleurs de l’Intérieur du Ciel. » Parce qu’elles proviennent du « Lieu de la dualité », siège des divinités suprêmes, parce qu’elles sont sans racine, ces fleurs échappent à la destruction inhérente au monde des hommes. La poésie, in xochitl in cuicatl, « la fleur, le chant », c’est la vie, rien que la vie (c’est-à-dire seulement et absolument), car dans son jaillissement, en faisant de l’instant sa demeure, la poésie a chassé le temps et la mort.
Nous aussi, n’oublions jamais le caractère éphémère des choses, apprécions la beauté des fleurs, ne renonçons jamais à notre quête de vérité et d’éternité, et sachons dans un même élan rendre grâce à la poésie qui fait du monde un chant et remercier les poètes qui le perpétuent. Et puis souvenons-nous de cette belle parole d’Édouard Glissant qui apporte une part de réponse à notre questionnement : « Rien n’est vrai, tout est vivant. »
[1] Le nahuatl était la langue qui était la plus parlée dans l’ancien Mexique avant l’arrivée des Espagnols. Elle est encore parlée aujourd’hui au Mexique dans de nombreuses communautés, à côté d’autres langues indiennes.
[2] Juan Hernández Ramírez, Isabel Gutiérrez de Velasco et Hugues André Dalbis, Tlajtoli eyi xayakmej Palabra a tres rostros Parole à trois visages, Mendoza, Artefacto, 2013.
[3] Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, Seuil, 1985, p. 165.
[4] Ibid., p. 166.
[5] Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, Le livre de poche, 2012, p. 43.
[6] Ibid., p. 61.
[7] Ibid., p. 293.
[8] Ibid., p. 227.
[9] Cantares Mexicanos, fol. 17 r°.