Mariann Edgar Budde a invité également le président à se montrer accueillant à l’égard des étrangers car, a-t-elle souligné, « nous avons tous été un jour des étrangers sur cette terre ».
Curieusement, ces propos m’ont rappelé un autre sermon adressé il y a cinq siècles par un prêtre dominicain aux brutes colonisatrices espagnoles.
Le 21 décembre 1511, sur l’île d’Hispaniola, l’église du bourg qui deviendra Saint-Domingue est remplie de fidèles. Dans les premiers rangs, on remarque la présence d’officiers du roi et du fils de Christophe Colomb, Diego, mais aussi celle d’un homme dont le destin va changer ce jour-là, Bartolomé de Las Casas. Tous sont venus écouter Antón de Montesinos. Ils ne se doutent pas que le dominicain va prononcer un sermon qui fera date et aura une grande influence sur Las Casas. Face à une assistance médusée, le prêtre dénonce avec véhémence les mauvais traitements infligés aux Indiens par les Espagnols.[1] Il apostrophe les colons, présents à la messe, en leur lançant :
« Cette voix, dit-il, [elle vous dit] que vous êtes tous en état de péché mortel dans lequel vous vivez et vous mourrez, à cause de la tyrannie et de la cruauté dont vous faites preuve à l’égard de ces gens innocents. Elle vous dit : de quel droit et au nom de quelle justice maintenez-vous ces Indiens dans une si cruelle et si horrible servitude ? Au nom de quelle autorité avez-vous fait autant de guerres détestables à ces gens doux et pacifiques qui vivaient dans leurs terres, où vous en avez fait disparaître un nombre infini, par des morts et des meurtres jamais vus à ce jour ? Comment pouvez-vous les maintenir dans une telle oppression et un tel épuisement, sans leur donner à manger ni soigner les maladies qui les frappent du fait des travaux excessifs que vous leur imposez et dont ils meurent, il vaudrait mieux dire que c’est vous qui les tuez pour extraire et acquérir de l’or chaque jour ? Et vous souciez-vous du fait que quelqu’un les instruise afin qu’ils connaissent leur Dieu et créateur, qu’ils soient baptisés, assistent à la messe, célèbrent les fêtes et les dimanches ? Ceux-là ne sont-ils pas des hommes ? N’ont-ils pas une âme et ne sont-ils pas doués de raison ? N’êtes-vous pas tenus de les aimer comme vous-mêmes ? Ne comprenez-vous pas cela, ne le ressentez-vous pas ? »[2]
Les colons qui assistent à l’office sont scandalisés, certains quittent bruyamment l’église. Après s’être consultés, ils se rendent chez le vicaire Pedro de Córdoba et exigent qu’Antón de Montesinos revienne sur ses propos lors du prêche suivant. Le dimanche d’après, loin de s’exécuter, le frère prononce un nouveau sermon aussi virulent que le précédent en partant de la célèbre phrase du livre de Job, Repetam scientiam meam a principio, « Je tirerai ma science de la source même »[3]. Il va jusqu’à menacer de refuser la confession à ceux qui oppriment et épuisent les Indiens. La controverse enfle jusqu’en Espagne où doit se rendre Pedro de Córdoba pour défendre le point de vue de sa communauté.
Très vite, les questions de la légitimité de la guerre de conquête, de la possession des terres, du statut des Indiens et de la religion vont se trouver au cœur des débats agitant l’institution catholique et la royauté. Adoptées en 1512, les lois de Burgos, censées réglementer les relations entre colons et Indiens et protéger ces derniers, ne seront pas strictement observées. Si les 35 « lois » ou dispositions de cet ensemble législatif marquent une prise de conscience de la situation faite aux Indiens et représentent une avancée concernant leurs droits, elles confirment leur situation de dépendance et de soumission à l’égard des colons espagnols et affirment la volonté de substituer le christianisme et le mode de vie occidental aux traditions et au mode de vie indiens. Mais ces lois sont loin de faire l’unanimité. Le roi Ferdinand le Catholique décide donc de solliciter le concours du théologien Matías de Paz et du juriste Juan López de Palacios Rubios pour apporter des éléments de réponse à l’épineuse question de la légitimité de la conquête des Indiens par les Espagnols. De leurs travaux communs sortira en 1513 un texte connu sous le nom de requerimiento, dont la rédaction est attribuée à López de Palacios Rubios. Ce texte devait être lu aux Indiens afin de les mettre en demeure de se soumettre à l’autorité temporelle de la puissance espagnole ainsi qu’à l’autorité spirituelle du pape et de l’église sous peine de se voir dépouiller de leurs biens et d’être réduits en esclavage.
Cinq siècles après la Conquête, les nouveaux dirigeants des États-Unis n’ont rien à envier aux colonisateurs espagnols du début du XVIème siècle. Formons le vœu que la population américaine réagisse solidairement pour que la haine, le mépris, la cupidité, la bêtise, laissent la place à l’amour, le respect, le partage et l’intelligence.
[1] Ce sermon a été préparé collectivement par les frères dominicains établis sur l’île. Il est inspiré du passage d’un livre du Nouveau Testamentdans lequel Jean répond aux sacrificateurs et aux lévites venus de Jérusalem l’interroger sur son identité : Ego vox clamentis in deserto : Dirigite viam Domini, « je suis la voix de celui qui crie dans le désert : Rendez droite la voie du Seigneur » (Nouveau Testament, Évangile selon saint Jean, I, 23). Nous n’avons pas le texte de la prédication de Montesinos, mais seulement une version de seconde main qui est l’œuvre de Las Casas présent lors de ce prêche.
[2] Fray Bartolomé de las Casas, Historia de las Indias, Tomo III, Madrid, Imprenta de Miguel Ginesta, 1875, pp. 365-366.
[3] Ancien Testament, les livres poétiques, Job, XXXVI, 3.