C’est dans l’émission mensuelle « L’Esprit libre » de ce 31 mai, accessible sur You Tube, qu’Alexandre Devecchio a organisé la rencontre de Gauchet et Montebourg.
Ci-devant fan de François Fillon, Devecchio est devenu une sorte de chef de lance médiatique de la génération « néo-réactionnaire », dont Eugénie Bastié est le pendant féminin.
Marcel Gauchet peut être rangé dans ce camp, lui dont le travail a longtemps porté sur une re-conceptualisation de la démocratie. Mais ses écrits ont pris depuis pour cible, et dés les années 1990, Foucault et Derrida en passant par Bourdieu et bien d’autres figures de la gauche critique. Cà ne s’est pas arrangé depuis. Il s’est montré de plus en plus hostile à une quelconque fonction intellectuelle critique, préférant celle d’ « intellectuel de pouvoir », avec un avis sur tous les sujets, de l’éducation à l’identité (« l’immigration, une blessure au sentiment populaire de souveraineté »).
La souveraineté est le registre sur lequel il converge avec Arnaud Montebourg. Ensemble et avec 48 autres personnalités, ils ont lancé un appel dans Le Figaro du 23 avril dernier pour « un référendum sur le tour de vis fédéraliste de l’Union Européenne ».
Ils considèrent que le vote par le Parlement européen le 22 novembre 2023, d’une résolution proposant d’étendre la possibilité du vote à la majorité qualifiée est la « fin des souverainetés nationales ». Il faut donc défendre sans délai le droit de veto.
On remarquera que la résolution votée le 22 novembre devra, pour entrer dans les traités, être ratifiée par l’unanimité des Etats-membres, ce qui en fait un texte assez théorique dont la force juridique est quasi nulle. Néanmoins, Jordan Bardella va répétant qu’il faut voter pour sa liste afin que « la France ne disparaisse pas dans un Etat fédéral après le 9 juin». Force est donc de constater que cet appel au référendum relaie un fake news du Rassemblement National.
Pour autant, le droit de veto appelle un débat de fond et celui-ci ne se résume pas à la question du fédéralisme. Il est aujourd’hui le levier de tous les chantages possibles des Etats dits « illibéraux » dont Orban (vanté par Gauchet au passage) a pris la tête pour, notamment bloquer les soutiens à l’Ukraine. La guerre impérialiste que lui fait la Russie n'exige-t-elle pas une stratégie européenne ? Malgré ce, Arnaud Montebourg déclare : « s’il n’y plus de veto des Etats, il n’y a plus de France ».
On rappellera que l’extension du vote à la majorité qualifiée fonctionne dans 80% des cas au Conseil de l’UE, selon la règle dite de « la double majorité » : il faut réunir 55% des Etats membres (15 sur 27) représentant au moins 65% de la population totale de l’UE. Et un blocage reste possible si 4 Etats représentant 35% de la population de l’UE en conviennent.
C’est une disposition qui confirme que l’UE est un organe intergouvernemental dont la construction et la nature sont inédites sur la planète. En débattre pourrait conduire à étalonner la question institutionnelle sur les politiques publiques prioritaires. Par exemple, comment un Parlement de Strasbourg, doté enfin du pouvoir d'initiative législative, adossé à une assemblée permanente des parlements nationaux, pourrait favoriser la création d’un impôt sur les grandes fortunes, proposer un « budget des biens publics », faire des questions fiscales et sociales un sujet déterminant pour l’avenir de l’Europe.
Le dépassement du droit de veto est la voie pour un nouvel équilibre des pouvoirs dan l’UE sans que cela passe par la fin des Etats-nations. Bref il y a une dynamique propre aux institutions européennes qui exigerait un débat sur la façon de les parlementariser et les rendre toujours plus démocratiques. Gauchet le déclare par avance impossible au motif récurent que « les gens ne peuvent pas comprendre comment fonctionnent ces institutions ». Les auditeurs du « débat » du Fig Mag peut-être, mais ils n’en sauront rien, à supposer qu’ils en aient envie (les 132 premiers commentaires déposés à la suite du débat sur You Tube, sont tous empreints de Frexit et de xénophobie).
Nos deux protagonistes vont plus loin. Reproduisant les alarmes d’Arnaud Montebourg devant le Conseil d’Etat (voir mon dernier billet), ils s’élèvent contre le rôle des juridictions nationales et européennes. Selon Gauchet, il s’agit d’une usurpation sans précédent d’un pouvoir des juges contre la souveraineté nationale. Son «argumentaire » est vertigineux : il considère que le fait que ces juges aient intégré les déclarations de principes, figurant dans les préambules ou ayant servi à la conclusion de traités pour fixer des droits fondamentaux, a produit un système intrinsèquement pervers.
La Déclaration, française des Droits de l’Homme de 1789 («qui est quand même un texte général » dit Gauchet), comme celle, européenne des Droits et Libertés fondamentales de 1974, sont donc vouées aux gémonies. Les réformes de la saisine du Conseil Constitutionnel par une minorité de parlementaires en 1974, et par les citoyens justiciables en 2010 (la Question Prioritaire de Constitutionnalité) sont dénoncées comme donnant trop de pouvoir aux juges contre le « peuple souverain faisant la loi par ses représentants ».
La « pensée Gauchet » est une formidable machine à remonter le temps qui devrait le conduire à demander la suppression du dit Conseil et du contrôle de la constitutionnalité des lois en 1958.
Pas un mot n’est dit sur la V° République, le délabrement de ses institutions démocratiques, la marginalisation de son parlement et son présidentialisme. L’alignement des juridictions devant le droit européen serait à soi seul, un facteur aggravant, quoique quasi séculaire. Il y a 60 ans (en 1964), la Cour de justice des Communautés européennes a posé le principe de la primauté du droit communautaire. Il y a 49 ans (1975) la Cour de cassation l’a appliqué au droit français. Suivie il y a 35 ans (1989) par le Conseil d’Etat. Depuis 50 ans (1974), la ratification de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (activée depuis 43 ans, en 1981 par la saisine ouverte à tout citoyen de la Cour éponyme à Strasbourg).
Durant tout ce temps, les droits et libertés pour toutes et tous (y compris en matière pénale et de police des immigrés) ont été confortés grâce à la jurisprudence de ces juridictions contre les abus de droit des exécutifs. Les imprécations d’un Marcel Gauchet restent indifférentes à cette tendance générale en Europe qui voit des gouvernements nationaux réduire et contourner le législatif pour concentrer toujours plus de pouvoirs et réduire des libertés et des droits fondamentaux.
Son exhumation du « référé législatif » (aussitôt « préempté » par Montebourg) laisse pantois : cette antique disposition a fait l'objet de deux lois (décembre 1789 et avril 1837). Elle porte les stigmates de la période révolue de l’organisation de la séparation des pouvoirs et du refus de voir des juges interpréter la loi. Elle a depuis, complètement disparu.
Le plus surprenant est la caution apportée par Arnaud Montebourg à ce qui est un raisonnement hors du temps, indifférent aux questions politiques qui se posent bel et bien à l’échelon européen.
N’est-il pas Minuit dans le siècle, à l’heure d’une montée en puissance d’équipes post-fascistes et ultra-réactionnaires ?
Les plus habiles (en Hongrie ou en Italie) investissent les institutions de l’UE pour mieux s’imposer à l’échelle nationale. La réponse n’est pas dans la défense du statu quo, d’un droit de veto devenu trophée de nationalismes en tout genre, ni d’une V° République bonapartiste. Elle est dans la résistance de l’Etat de droit et des juridictions indépendantes qui ont vocation à le défendre, comme cela a pu trouver un soutien populaire en Pologne lors des élections législatives d’octobre 2023.
La cohérence de celui qui fut ministre « du redressement productif » n’est pas évidente. Alors qu’il va répétant qu’il a abandonné la vie politique, la formation qu’il a crée (L’Engagement) est engagée avec la liste du Parti Communiste aux élections européennes, sans que celle-ci ne bénéficie d’un soutien audible du fondateur.
Cette réticence mérite-t-elle de légitimer des débats entièrement dominés par les thématiques de l’extrême-droite ? il semble que oui : Arnaud Montebourg a accepté l’invitation de Robert Ménard, maire de Béziers, pour échanger avec lui, en tête à tête et en public, au théâtre municipal le 13 juin prochain. Sera-ce un nouveau débat sans débat, ratifiant une convergence d’idées et d’opinions insupportables ?