Son soutien à Poutine (qu’il fréquente depuis 1992) est sans ambages : c’est « un homme intelligent (…) Il est très fidèle à des principes, il ne lâche pas ce qu’il a entrepris, c’est ce qui me plait chez lui » déclarait-il dans un long et passionnant entretien avec Bertrand Dermoncourt[1]. « Ente le Poutine présenté par les medias occidentaux et celui que je connais, le fossé est immense : ce n’est pas le même homme. Peut-être qu’on ne lui pardonne pas d’être si fort et de ne jamais rendre de compte à personne ». Au diable donc, les questions démocratiques
Sur l’annexion de la Crimée en 2014, il déclarait déjà : « ses habitants sont en grande majorité russes, non pas parce qu’ils parlent la langue, mais surtout parce qu’ils possèdent des valeurs et une philosophie propres à la Russie. Dés lors, ce que l’on a pu nommer « annexion » a très certainement évité un conflit plus grave et sauvé des vies ».
Depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février dernier, il est resté silencieux sur « l’opération militaire spéciale » décidée par le Kremlin. Ce qui a conduit à son éviction du Philarmonique de Munich (dont il était le directeur musical depuis 2015), ainsi que des grandes institutions et nombreuses manifestations où il se produisait. Quelque sommités de la scène musicale s’en sont émues et crient à "l'excommunication".
Les raisons de ce silence sont dans son opportune conviction : « je ne souhaite pas parler en public d’un autre sujet que la musique ». En vérité, il est resté l’avocat de « l’orgueil culturel national ». Celui d’une Russie éternelle de Pierre le Grand et Catherine II, en passant par Staline, et jusqu’à Poutine donc : « Un « « style » national, une âme en quelque sorte (…) ; un peuple fier et une culture très forte ; une nature indomptée. (…) La grande école musicale russe, si puissante, si efficace, a imprégné tous les territoires de l’ex-URSS : géorgien, kazakh, ukrainien, arménien, etc., même les pays baltes ».
C’est cette Russie qui a failli disparaître avec la chute du régime communiste. Gergiev a donc pris sa part à une relève, en se produisant partout dans le monde avec des concerts, des opéras et des ballets russes, « des œuvres qui racontent à leur manière l’histoire de la Russie (…) ce qui aurait pu passer pour de la provocation. Les grands théâtres et musées russes doivent au contraire porter l’orgueil national. C’est ce que Vladimir Poutine a bien compris en arrivant à la présidence en 2000 »
Voilà l’autre nom de Gergiev, celui d’un nouvel impérialisme « grand russe » tel que l’a décrit Poutine dans sa déclaration du 22 février dernier (lire le billet de Denis Paillard. Poutine et le nationalisme grand russe, du 4/04/22). Il y a instruit un incroyable procès en responsabilité de la Révolution de 1917 et d’un Lénine qui aurait commis la « pire erreur possible, par la sécession, en arrachant des parties de ses propres territoires historiques », celui de l’Ukraine parmi d’autres. Au diable donc, le principe d’autodétermination des peuples.
Voilà pourquoi Gerviev n’a pas besoin de parler. Tout est dit par l’oligarque en chef. Tout est dans ce formidable révisionnisme.
En ce sens, le silence de Gerviev est l’image d’une catastrophe qui excède le cadre du monde musical. Il exprime le naufrage du communisme-révolution qu’a emporté celui du communisme-régime. « Au lieu de libérer des forces nouvelles, la fin de l’URSS engendra une conscience partagée de la défaite historique des révolutions du XX° siècle » comme l’écrit Enzo Traverso dans son dernier et superbe ouvrage [2]. Si la gauche ne prend pas enfin la mesure de ce naufrage, ne reconstitue pas une mémoire historique de celui-ci, ne réinvente pas une hypothèse stratégique pour la planète, les tragédies qu’illustre la guerre en Ukraine deviendront le lot commun et ordinaire. Une forme, culturelle peut-être, de la barbarie au XXI° siècle.
En ce triste dimanche d’élection improbable, c’est aussi l’autre nom de Valery Gergiev.
[1] B. Dermoncourt. Valery Gergiev. Rencontre. Actes Sud, 2018, Paris. Toutes les citations qui suivent sont extraites de cet ouvrage.
[2] E. Traverso, Révolution, une histoire culturelle. Paris, La Découverte, 2022