François de Rugy, coprésident du groupe écologiste à l'Assemblée Nationale a annoncé le dépôt par son groupe d'une proposition de loi pour rendre le vote obligatoire. C'est le retour d'un vieux serpent de mer qui prétend traiter les conséquences du mal sans en traiter les causes.
Sans remonter plus haut (à Alain Duhamel vieil avocat de cette cause depuis les années Soixante et dix), rappelons une initiative identique de Dominique Paillé, député UDF passé à l'UMP, en octobre 2000, cosignée par 60 députés de droite; elle fut reprise par Laurent Fabius en janvier 2003 et par 65 députés socialistes (dont Manuel Valls); puis par un autre député UMP, Christian Jeanjean en juin 2004. Les motifs n'ont pas varié: un "choix philosophique" selon Fabius pour qui "suffisamment d'Anciens se sont fait trouer la peau pour qu'on exerce ce droit". "C'est comme la sécurité routière" disait à l'inverse Paillé pour banaliser l'enjeu par-dessus le clivage gauche-droite. De Rugy ajoute à tout cela un zeste d'énervement: "j'en ai assez qu'à chaque élection on se mette à pleurer sur l'abstention".
Ces gardiens vigilants de la démocratie représentative méprisent les enseignements des recherches devenues très nombreuses sur l'abstention. Toutes démontrent au moins deux choses:
D'abord, l'abstention a pris un sens très politique. Elle est de plus en plus l'expression d'une protestation globale contre l'offre électorale, le système politique, l'impuissance des élu(e)s. Rien ne sert donc d'évoquer les luttes pour la conquête de droit de vote au XIX° Siècle. Aujourd'hui, parions que le "peuple de gauche" n'oublie pas ce passé mais c'est contre ce qu'est devenue la politique à travers la trahison des promesses de 2012 qu'il s'abstient massivement. La morale de l'histoire n'a rien à faire là-dedans.
Ensuite l'abstention a un profil sociologique. Certes elle a progressé parmi les catégories moyennes diplômées mais elle reste massive et en expansion chez les plus jeunes, les plus démunis, les habitants des quartiers urbains défavorisés. Indifférents à cet aspect des choses, nos législateurs du vote obligatoire prévoient une sanction pécuniaire (30 € chez Fabius, passée à 35€ chez De Rugy mais avec une possible minoration à 22€ "comme quand on se gare mal"). Si la métaphore routière a toujours du succès, on reste consterné par l'inconscience des effets de la mise en oeuvre de la mesure: la stigmatisation sociale sera majeure sans parler de l'inefficacité d'un dispositif strictement pénalisant (jusqu'où aller pour contraindre les récalcitrants au paiement de l'amende ?).
Ces mêmes législateurs de la contrainte restent aussi indifférents aux exemples étrangers. La Belgique, souvent citée, est passée en 1893 et d'un coup du suffrage censitaire (il fallait payer un impôt minimal pour pouvoir voter) au suffrage universel assorti de l'obligation de vote. Ce fut une conquête du mouvement ouvrier et l'obligation a été instaurée pour que ce nouveau droit devienne immédiatement une réalité respectée par tous, bourgeois inclus. Aujourd'hui cette obligation est contestée pour son hypocrisie: elle n'empêche pas la désintégration du système politique qui peut aller jusqu'à l'éclatement du pays. En Amérique latine, le vote obligatoire s'est généralisé à partir des années Vingt; il s'y est maintenu jusqu'à aujourd'hui, mais on observe des phénomènes de dissidence significatifs par exemple au Chili: les jeunes refusent de plus en plus de s'inscrire sur les listes électorales pour ne pas être contraints de voter. Partout où l'obligation du vote a été instaurée on a assisté à l'assouplissement de la norme si ce n'est à un retour au vote facultatif.
D'autres voies existent pour retrouver le chemin d'un rapport équilibré des citoyens au système politique, celui de la démocratie participative (que Ségolène Royal avait déjà opposé à Fabius en 2002): référendum d'initiative populaire (et pourquoi pas, révocatoire), droit de pétition, budget participatif, jurys citoyens, ateliers de co-production législative, "open government"… et aussi le vote électronique ou des pratiques comme celle de Guanyem en Catalogne (voir l'entretien Ada Colau dans Mediapart du 5 novembre 2014).
Qu'un groupe politique, celui d'Europe-Ecologie-les Verts lui préfère aujourd'hui le recours à la contrainte en dit long sur l'évolution de cette "famille" prise dans les rêts de la politique professionnelle. Le vote obligatoire, comme la laïcité punitive participe de cette tentation d'une République casquée mais toujours plus distante de la démocratie réelle à laquelle aspire la société.