L'affaire paraît entendue: les études payées par l'Elysée sont un triple et véritable scandale. D'abord pour la somme et les tarifs extravagants qu'elles représentent (3 millions d'Euros pour la seule année 2008); ensuite pour la marchandisation sondagière de la politique qu'elle révèle (un sondage par jour); enfin pour l'enrichissement sans cause de quelques proches du président et le détournement manifeste qu'elle couvre (des études commandées pour la seule Ile-de-France).
La Cour des Comptes n'a peut-être pas tout dit dans son rapport du 15 juillet dernier et le PS a eu raison de demander le même jour une commission d'enquête parlementaire. Le nouvel article 51-2 de la Constitution entrée en vigueur le 1er mars 2009 donne pour lapremière fois un statut formel à ce type de commission, ce qui est un progrè sbien que limité par l'existence de possibles poursuites judiciaires (restriction que le comité Balladur proposait de supprimer) et par des règlesd e fonctionnement a minima. Cette innovation suffit pour penser que les pouvoirs d'enquête du Parlement ont été élargis et qu'ils concernent l'hyperprésidence telle que Sarkozy l'a imposée.
Pourtant la majorité tout entière, de Jean-FrançoisCopé au villepiniste Jean-Pierre Grand emboîte le pas à la Garde des Sceaux Alliot-Marie qui invoque la séparation des pouvoirs pour refuser le droit à enquêter sur la présidence de la République. Et si le président de l'Assemblée nationale a accepté de saisir la commission des lois de la demande de création d'une commission pour qu'elle apprécie « le degré de détermination des faits », on peut craindre que sa réponse ne soit négative. En effet on touche là à un aspect essentiel de la Constitution de la V° République :la soustraction absolue de son président à quelque responsabilité que ce soit,politique et pénale. D'où l'unanimité des gaullistes et post-gaullistes.
Si le nouvel article cité autorise des commissions d'enquête « pour recueillir, dans des conditions prévues par la loi, des éléments d'information », ceci doit s'entendre dans le cadre des pouvoirs du Parlement définis à l'article 24. Et il est écrit, entre autres que celui-ci« contrôle l'action du gouvernement ». Là gît le lièvre soulevé parla majorité : le Parlement, sauf à violer le principe de la séparation des pouvoirs ne saurait enquêter sur la Présidence.
Une parade consisterait à plaider que, dans la V°République le gouvernement est placé sous la présidence déterminante du chef de l'Etat et que celui-ci en fait donc partie : il préside le conseil des ministres, donne au gouvernement des directives, signe les ordonnances comme les décrets délibérés en Conseil des ministres et prend des décisions qui engagent celui-ci qui doit les mettre en œuvre. Si bien que la thèse de l'intégration du Président au gouvernement entendu au sens large de« gouvernement de la Nation » a été soutenue dés 1962 notamment par Georges Burdeau qui distinguait le « pouvoir d'Etat » appartenant au Président et à son gouvernement du « pouvoir du peuple » qui appartiendrait à l'Assemblée nationale ». Et c'est Michel Debré qui à l'époque voyait dans le gouvernement « un moyen mis à la disposition du Chef de l'Etat pour assurer son principat ». De Gaulle lui-même avait affirmé dans sa fameuse conférence de presse du 31 janvier 1964 que« l'autorité de l'Etat est confiée tout entière au Président par le peuple qui l'a élu ». Demeure la confusion qui s'attache généralement à l'évocation de « l'Exécutif » qui désigne bien un pouvoir distinct du pouvoir législatif.
Et c'est ici qu'apparaît dans le texte de 1958 le mécanisme e l'invraisemblable protection : la V° République a ressuscité le qualificatif « gouvernement » qui appartient en propre aux constitutions bonapartistes telles celle de l'an VIII ou celle de 1852 dont l'article 3 disait que « le Président gouverne au moyen de ministres ». On oublie trop souvent l'inconsistance de cet organe collégial qui comme le dit Olivier Duhamel« délibère rarement, réfléchit parfois et ne décide jamais ». Ce sont le Président de la République et le Premier ministre qui nomment les ministres et agissent en son nom ; mais seul le second reste responsable devant l'Assemblée nationale tandis que le premier « n'est pas responsable des actes accomplis en cette qualité » (article 67). Le gouvernement en l'occurrence sert au moins à cela: exonérer le Président de la moindre responsabilité même quand il est manifestement la cause d'un dysfonctionnement de« l'exécutif ».
Certes la pratique la plus ancienne du régime aurait dû conduire à un aménagement de ce dispositif qui a toujours efficacement fonctionné.Ainsi en janvier 1994 a été repoussée la création d'une commission d'enquête concernant les relations financières de la famille du président Mitterrand ; et en accord avec celui-ci Valéry Giscard d'Estaing avait refusé d'être auditionné en septembre 1984 par une commission d'enquête sur l'affaire dite des avions renifleurs. Lors de l'affaire Habache en janvier 1992 le directeur de cabinet de cabinet de François Mitterrand Gilles Ménage s'est abrité derrière le Président pour refuser de répondre aux questions de la commission d'enquête sénatoriale.Durant les cohabitations, les détenteurs de la fonction et les prétendants à celle-ci se sont accordés pour la préserver de toute atteinte parlementaire. Le Conseil constitutionnel les a suivis et s'est érigé en gardien vigilant de« l'inaccessibilité » du Président dans une fameuse et controversée décision du 22 janvier 1999. On n ‘a pas oublié l'impossibilité faite à Arnaud Montebourg en mai 2001, faute du soutien de la direction du PS, de mettre en œuvre la procédure de l'article 68 pour renvoyer Jacques Chirac devant la commission d'instruction de la Haute Cour de Justice. Au-delà des questions pénales que cette affaire soulevait, le Conseil, quand il est saisi, veille de manière constante « au strict respect mutuel de l'indépendance et de la compétence » du législatif et de l'exécutif. On peut donc craindre qu'il ne le fasse aussi en cette circonstance.
L'irresponsabilité déborde ainsi largement le cadre de la« haute trahison » tracé à l'origine ; elle est devenu un privilège exorbitant du Président, un joker que l'on sort quand une affaire le gêne, alors qu'il a envahi tous les autres pouvoirs. Une exception il est vrai est survenue en 2007 avec la commission d'enquête sur la libération des infirmières bulgares devant laquelle un collaborateur du Président, Claude Guéant fut entendu. On va donc pouvoir vérifier si elle n'était que l'exception qui confirme la règle générale de ce régime ou si la confusion des pouvoirs qui est au principe du présidentialisme de cette République va jusqu'à reconnaître la pauvre et fragile limite que serait cette enquête sur l'Elysée. Mais il est clair qu'un rééquilibrage des pouvoirs, car c'est bien de cela qu'il s'agit un an après une révision annoncée comme installant une « V° bis », appelle une rupture et une nouvelle République.