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Professeur Emérite à l'Université de Montpellier. Doyen honoraire de la Faculté de Droit. Président de la Convention pour la 6° République (C6R).

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Billet de blog 13 février 2023

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Académie Française : le spectre de Jorge Semprun

L’installation de Mario Vargas Llosa à l’Académie Française le 10 février dernier a été l’occasion de dithyrambes célébrant l’œuvre littéraire du prix Nobel 2010. Mais presque rien sur l’engagement politique du personnage. Et rien sur la honte du refus de l’institution académique d’accueillir en 1995, un autre "espagnol" : Jorge Semprun.

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Piqure de rappel donc : en mai 1995, Semprun pose sa candidature au fauteuil d’Henri Gouhier. Aussitôt et sans qu’il y ait le moindre débat officiel, des réserves sont émises sur sa nationalité espagnole, alors qu’aucun règlement de l’antique Académie (elle fête cette année-là son bicentenaire) ne fasse état de ce critère comme condition d'une candidature. Le seul qui vaille, c’est que l’œuvre du candidat ait mis en valeur la langue française.

Pour autant la nationalité a déjà été utilisée à la fin des années 70 pour faire obstacle à l’accueil de Marguerite Yourcenar (devenue américaine en 1947) et « éviter ainsi la femme ». En l’espèce, l’Académie cherchait l’espagnol pour « éviter l’ancien communiste ». Sauf que Semprun fut résistant, déporté à Buchenwald, militant clandestin puis dirigeant du Parti communiste espagnol. Il fit ensuite le procès radical du stalinisme et donc d’une part de son passé.  Jusqu’à devenir ministre de la culture du gouvernement de Félipe Gonzales de 1988 à 1991. Faut-il évoquer l’ampleur de son œuvre et l’influence de celle-ci dans le monde de la littérature et du cinéma des dernières décennies du siècle ? Ses romans écrits en français (sauf ceux évoquant l’Espagne de la guerre civile) ? Son prix Femina en 1969 pour « La Deuxième mort de Ramon Mercader » ? Ses scénarios pour Alain Resnais, Joseph Losey, Costas Gravas ? Il se trouva quand même un académicien qui posa gravement la question : « Ecrit-il en français ? ». Ce qui en dit long sur l’ignorance crasse, portée en bandoulière par certains « immortels ».

En réalité, bon nombre de ceux-ci reprochaient à Semprun son « passé communiste ». Un passé qui pour eux ne passait décidément pas. Il retira donc sa candidature dès le début juillet avec ce bref commentaire qui le résumait si bien : « Ma patrie, c’est la langue française et on m’a demandé mon passeport ». Josyane Savigneau écrivit fort justement dans Le Monde (19 octobre 1995) : « Aucun prétendant n’aurait pu être plus français et européen à la fois, plus susceptible d’apporter à l’Académie un air de nouveauté et de liberté dont elle a bien besoin ». Mais s’agit-il toujours, un quart de siècle plus tard, d’atmosphère ou d’oxygène ?

Comment ne pas voir la facilité, le non respect des règles (celle de l’âge notamment), dont l’Académie a usé à plaisir pour accueillir Vargas Llosa ? C’est le pinochetiste au Chili, le soutien au clan Fujimori au Pérou, à Bolsonaro au Brésil qui ont accompagné la marche triomphale de celui qui, à 85 ans révolus, n’a jamais publié en Français. Le bouquet final aura été la réception en compagnie de Juan Carlos, le roi d’Espagne qui ne peut plus mettre les pieds dans son palais de la Zarzuela, tant il incarne la corruption et la décomposition monarchique. Comme l’a dit l’inénarrable « secrétaire perpétuelle » Hélène Carrère d’Encausse : « On n’allait quand même pas le traiter comme un concierge ». Figure pourtant oh combien plus honorable que celle de ce roi scandaleux.

Faut-il fermer le ban ? Faut-il oublier le mal que s’est donnée l’Académie Française pour conserver vacants, les sièges des collaborateurs en chef (Pétain, Maurras, Abel Bonnard, Abel Hermant) frappés (au moins) d’indignité nationale, mais que les académiciens espéraient voir amnistiés.Ils se consolèrent en élisant en 1975 Félicien Marceau. C’est ce refuge des réactions politiques et culturelles en tout genre, que le spectre de Jorge Semprun n’en finira jamais de hanter. Plus que jamais après ce dernier et lamentable épisode.

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