(Paul Alliès est professeur de science politique à l'université de Montpellier I)
Les résultats des élections municipales et cantonales qui viennent de se dérouler sont interprétés à l’aune des logiques partisanes, comme si la raison de ces scrutins n’avait de sens que dans la compétition entre les formations politiques à l’échelon national.
C’est sans doute une dimension nécessaire mais bien insuffisante car elle masque un déficit démocratique aggravé. (Paul Alliès est professeur de science politique à l'université de Montpellier I). Ces élections locales sont en effet réputées être l’allégorie de la « démocratie de proximité » du fait du très grand nombre de communes (36 782) et du vivier d’élus (500 000) qui les administre de manière souvent désintéressée. Le maire, nous disent les sondages, serait l’élu le plus aimé des Français. Et pourtant les élections de ces deux derniers dimanches ont vu l’abstention progresser encore (2 points de plus qu’en 2001) de telle sorte que les municipales sont celles qui sont, avec les Européennes et les régionales, les plus désertées de toutes. Dans plusieurs villes grandes ou moyennes, jusqu’à 62% des électeurs inscrits, vivant souvent dans les quartiers populaires, ne se sont pas déplacés. Ce symptôme est celui d’un mal plus profond, celui d’une crise rampante des institutions représentatives de la République. Il n’y a pas qu’au centre et au sommet que les choses ne vont plus : l’hyperprésidentialisme nous a déjà ravalé au dernier rang des systèmes politiques de l’Union Européenne. La réforme des institutions, instruite par le comité Balladur, ne changera rien à cet état de fait et l’aggravera peut-être. Mais la périphérie n’échappe pas à cette loi d’airain du bonapartisme, pour trois raisons au moins.
D’abord la démocratie délibérative dans les conseils municipaux, généraux et régionaux est à peu près absente, en tout cas de bien moindre intensité qu’à l’Assemblée nationale, c’est tout dire. La présence d’une opposition, voulue par le législateur n’a rien changé. Les assemblées sont totalement dominées par le chef de l’exécutif qui préside lui-même les conseils (comme si le Président de la République présidait aussi l’Assemblée nationale). Il devient le maître des adjoints qu’il nomme et révoque à sa convenance alors que lui reste « intouchable ». Du coup, même, et surtout, les majorités élues perdent de vue leur mission de proposition, de contrôle et de critique qui est au principe du « gouvernement représentatif » (voyez le beau livre de Bernard Manin). La séparation des pouvoirs n’est plus assurée et les maigres contre-pouvoirs s’étiolent. Les chambres régionales des comptes exercent tant bien que mal un contrôle des finances locales ; mais les associations d’élus comme le gouvernement en place leur reprochent d’agir « en opportunité » et travaillent à réviser à la baisse leur statut.
Cette disparition tendancielle du rôle politique de l’élu local, ramené à celui, pour le mieux, d’une assistante sociale, est aussi l’effet du mal dont la France s’est fait une spécialité : le cumul des mandats. Bastien François l’a rappelé dans son blog ici même. Partout en Europe (sauf en Belgique), la tendance est inverse : on rend toujours plus difficile sinon impossible ce cumul. En Allemagne, un maire ne peut plus être président de Kreis ; en Italie, il ne peut se présenter aux élections législatives sauf s’il a démissionné au moins six mois avant le scrutin et le mandat est limité à deux consécutifs ; en Espagne, aucun cumul n’est permis sauf au Sénat, mais celui-ci n’a pas de réel pouvoir. Voyez le rapport du sénateur Jean Puech (« Une démocratie locale émancipée ») publié le 7 novembre 2007. Il est accablant.
Ensuite, le pouvoir dans les collectivités locales est de plus en plus illisible et introuvable. Illisible tant les politiques publiques de droite et de gauche se rejoignent sinon se ressemblent que ce soit en matière de sécurité, de transport, de fiscalité. Le logement social est le dernier carré de distinction et encore. Quant aux compétences, elles se sont enchevêtrées de manière résolument inextricable, empilées qu’elles sont sur neuf niveaux, depuis la commune et le syndicat intercommunal jusqu’aux zonages européens. Les financements croisés et les doublonnages d’initiatives en tout genre sont devenus la règle. La disparition du pouvoir municipal atteint un sommet avec l’extension des diverses formules de coopération, communautés et agglomération. La loi du 12 juillet 1999, voulue par la gauche, a mis en place des conseils et des présidences élus au deuxième si ce n’est au troisième degré, échappant ainsi au moindre regard des électeurs. La répartition des fonctions importantes dans les agglomérations est tributaire d’allégeances et d’arrangements en tout genre. Ces structures votent des budgets propres dans une rare opacité. Conçues pour être de mission, leurs administrations deviennent de nouvelles administrations de gestion par-dessus celles des communes membres. Les compétences du conseil municipal sont siphonnées par le conseil de l’agglomération L’efficience de la partition majorité-opposition qui nourrit la démocratie représentative y est gommée. Le citoyen ne peut donc plus identifier les enjeux ni les territoires pertinents de la gestion locale.
Enfin, l’irresponsabilité politique des chefs des exécutifs locaux s’étend. Alors que, dans onze Etats de l’Union Européenne, on en vient à l’élection directe et personnelle du maire, qu’on installe des procédures de destitution (motion de censure de l’assemblée ou référendum d’initiative populaire), qu’on renforce le caractère collégial des équipes de direction (parfois les adjoints ne peuvent pas être en même temps membres de l’assemblée), en France tout se passe comme si le modèle était celui du présidentialisme en vigueur dans la V° République. Se forment ainsi des féodalités dans lesquelles les « barons » deviennent plus fort que le parti au nom duquel ils se font élire. Certains en viennent à souhaiter que le droit soit mis en quelque sorte en conformité avec ce fait : les caciques de province devraient pouvoir former un « groupe d’intérêts » pour diriger nationalement le parti. Le Parti socialiste est tenté par cette pauvre théorisation des circonstances : incapable depuis 2002 au moins de tracer une perspective politique, il s’installe depuis les régionales de 2004 dans une cohabitation territoriale laissant la direction du pays à la droite, en attendant que surgisse du rang de ses présidentiables le ou la maire d’une grande ville ou région.
On ne s’étonnera donc pas que le citoyen voie dans cette démocratie locale une affaire de partis coupés de leur base sociale. On ne s’étonnera pas qu’il n’utilise que très peu les maigres instruments de démocratie participative inventés par le législateur en 1992 (les commissions extra-municipales), en 1995 (le référendum local) et en 2002 (les conseils de quartier). La gauche a sans doute gagné bon nombre de communes ce dimanche. Mais l’oligarchisation de la République va se poursuivre. Il faut donc penser une autre République. C’est possible.