Contre ces manières d’un second ensevelissement, il n’est pas inutile de rappeler la singularité politique de cet homme (*). On n’évoquera ici que sa résistance absolue au régime de la V° République. On s’en tiendra à ses propos dont les commentaires peuvent aisément apparaitre comme superflus.
Mendès France n’exerça le pouvoir que sous la IV° République, et à peine plus de 7 mois (Président du conseil du 18 juin 1954 au 5 février 1955). Victime donc de cette instabilité ministérielle, il fut dès lors l’un des contempteurs les plus constants de cette République, parlant de « faillite de régime » dans son discours du 1° juin 1958 par lequel il motive son refus de voter en même temps l’investiture du général De Gaulle. :
« Ce régime disparaît parce qu’il n’a pas su résoudre les problèmes auxquels il était confrontés (…) Ne soyons donc pas surpris que tant de Français se soient peu à peu détournés du régime qui leur réservait tant de sujets de découragement, de déception et même de colère . Ce n’est pas la démocratie qui a échoué ; c’est pour ne pas avoir respecté ses principes que nous en sommes là aujourd’hui ».
Il précise le lendemain à destination de ceux, néogaullistes piqués par sa charge, qui n’avaient pas assez de mots pour l’accuser de complaisance pour « la Quatrième » : « Je n’ai jamais « consenti » ni trouvé « un horrible charme » au jeu qui a coûté si cher au pays (…). Mes amis et moi n’avons cessé de nous élever contre ce régime qui nous avait été imposé. De Gaulle n’est pas le seul à l’avoir critiqué : nous l’avons fait nous aussi et avec plus de mérite peut-être, car nous nous battions face à face contre les hommes qui créaient, maintenaient et personnifiaient le « système ». Il est étrange d’ailleurs que de Gaulle leur ait rendu hommage, qu’il les ait réhabilités, qu’il ait nié expressément leurs responsabilités».
Cette opposition de méthode à la Constitution de 1946 et au régime d’assemblée, sera le socle de son rejet radical de celle de 1958 : « l’étrange Constitution qui se dit républicaine et dans laquelle les pouvoirs les plus décisifs reviennent à des organes qui n’émanent pas du suffrage universel : le chef de l’Etat, le Premier ministre, le Sénat, le Conseil constitutionnel ; et l’Assemblée nationale ne vient qu’ensuite, comme la cinquième roue du carrosse constitutionnel ».
Dans ce vice des origines, il voit les prémices d’une présidentialisation future. « C’est le président et lui seul qui concentrera tous les pouvoirs, y compris l’essentiel du pouvoir législatif ». Et il appelle bien sûr à voter Non au référendum du 28 septembre 1958.
Avec une alternative, dès le 15 décembre 1959 : « Ce que nous devons souhaiter, c’est une VI° République qui soit plus démocratique que la IV°, c’est à dire que le peuple ne se voit pas continuellement trompé et trahi comme il l’a été sous la IV°, mais qu’au contraire ses décisions soient effectivement suivies d’effets ».
1962, révision de la Constitution pour permettre l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Une avancée démocratique ?
« Choisir un homme sur la base de son seul talent, de ses mérites, de son prestige (ou de son habileté électorale), c’est une abdication de la part du peuple, une renonciation à commander et à contrôler lui-même, c’est une régression par rapport à une évolution que toute l’histoire nous a appris à considérer comme un progrès (…) Les citoyens qui élisent une Assemblée votent pour des partis dont les doctrines sont connues, au moins quant à leur orientation générale ; ils se prononcent sur des programmes, sur des propositions. Par contre, lorsqu’un homme est porté à la tête de l’Etat par le suffrage universel, c’est essentiellement sur sa personne que l’on vote. En fait, « on lui fait confiance », « on s’en remet à lui », et parfois sur la base de promesses plus ou moins démagogiques ».
Démonstration bien reçue depuis par les 13 pays de l’Union Européenne qui, tout en élisant leur président avec le même type de suffrage, ont œuvré pour donner le principal du pouvoir au Premier ministre.
En 1974, élargissant son diagnostic en fonction de la pratique des présidents successifs : « Aujourd’hui, c’est le moteur de l’intérêt privé immédiat qui nous gouverne. Le président de la République, le ministre des Finances, les représentants les plus qualifiés du pouvoir et ceux du patronat l’ont dit explicitement : le plus lucratif, le plus rentable pour les chefs d’entreprise correspond au bien-être de la collectivité. La loi dominante du profit s’intègre ainsi à un ensemble que la V° République représente fort bien (…) Les institutions sont confisquées par un souverain unipersonnel et sa bureaucratie ».
1981 n’y fera rien. Son soutien à François Mitterrand n’ira pas au-delà de la victoire de celui-ci, incarnation d’une victoire électorale populaire. Il ne se départ pas de son avertissement de 1962 dans La République moderne :
« Je mets au défi quelque homme politique, quelque parti politique que ce soit d’entreprendre demain une authentique démocratisation de l’enseignement, de modifier la répartition du revenu national au profit des classes défavorisées, d’assurer le contrôle par la puissance publique des positions dominantes de l’économie, d’assurer désormais le respect des libertés fondamentales et des droits de l’Homme (…) si les problèmes institutionnels n’ont pas d’abord reçu une solution correcte. »
La question démocratique se confond avec la question sociale. Elle doit même être réglée en priorité. « La démocratie, c’est beaucoup plus que la pratique des élections et le gouvernement de la majorité. C’est un type de mœurs, de vertu, de scrupule ».Une adresse à la gauche toute entière, qui reste parfaitement actuelle.
Face à une si inhabituelle intransigeance, l’oubli si ce n’est le mépris des générations qui se sont succédées au sommet de l’Etat depuis 40 ans, est resté une constante, le pire ayant sans doute été atteint sous le quinquennat de François Hollande.
A rebours, l’actuel président de la République a prétendu en 2016 « s’inscrire dans cette parenté là » (celle de Mendès France). Après cinq années de reniements quasi quotidiens, qu’il ait le culot de récupérer aujourd’hui dans une sauce élyséenne crépusculaire, cette conscience politique singulière, en dit long sur la déchéance de notre scène politique.
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(*) On recommande la vision de « Mendès la France », un documentaire inédit et remarquable d’Yves Jeuland et Alix Maurin sur France 5 (dans la série « La case du siècle ». 74’. Disponible jusqu’au 23/02/23. Voir aussi:
https://www.france.tv/documentaires/politique/4177270-mendes-la-france.html