Deux phénomènes s’imposent : le grand bond en avant des députés du Rassemblement National ; l’absence de majorité absolue du président de la République.
Mais avant, il faut revenir sur le taux de participation. L’abstention continue de battre des records de scrutin en scrutin, quel que soit la nature (locale, nationale ou européenne) de ceux-ci. Si bien que la France fait, depuis 12 ans maintenant, la course en tête de la désaffection civique en Europe. Les députés de la formation arrivée en tête (Ensemble) ne doivent leur élection qu’à un peu plus de 16% des électeurs inscrits. La dissidence devient majoritaire et récurrente chez les 18/34 ans. On en oublie la distance qui se creuse avec les autres pays où le vote se maintient à un bon niveau (en Allemagne) quand il ne cesse de progresser (en Scandinavie). En France, la défiance se généralise, affectant toutes les institutions de la V° République, et particulièrement l’Assemblée nationale : seulement 44% des Français lui font confiance (en novembre 2021) alors qu’ils étaient 80% en 1985 (enquêtes Fondation Jean Jaurès). Il y a donc bien un mal organique tenant à la nature du régime dont la plupart des partis s’accommodent, si ce n’est qu’ils défendent, favorisant l’expansion de l’extrême-droite.
- Venons-en au cas du Rassemblement National. Marine Le Pen n’a pas varié dans son soutien sans réserve à la Constitution de 1958. Elle a plusieurs fois exposé son projet de prise du pouvoir, sans rien changer à la façade institutionnelle du régime. Elle va jusqu’à répéter son admiration pour la V° République. « Quand certains parlent d’aller vers une VI° République, je leur dit : revenons déjà à la V° (…) Les institutions de la V° République sont tout à fait aptes à exprimer la démocratie pour le peuple français ». (18 février 2017). Et d’en conclure le 12 avril dernier : « Je ne renonce à utiliser aucun des articles de la Constitution, car cette Constitution est une merveille d’équilibre et par conséquent, elle a été conçue pour que l’ensemble des articles puissent être utilisés ». En avant donc vers le 49-3 (pour lequel elle a précisé son attachement) ; et l’article 13 autorisant une dictature légale. C’est dans ce cadre qu’il faut replacer l’arrivée de 89 députés du RN à l’Assemblée.
Avant la présidentielle, M. Le Pen avait annoncé son intention de contourner le Parlement en recourant au « référendum d’initiative populaire », au prix si nécessaire d’un affrontement avec le Conseil constitutionnel (sur les sujets tenant à l’Etat de droit et aux Principes fondamentaux de la République). Aujourd’hui, elle se réjouit de l’importance de son groupe au motif qu’il lui permettra de saisir le même Conseil. Et elle tient des propos rassurants sur le comportement de ses parlementaires qui utiliseront les ressources du règlement intérieur de l’Assemblée.
Voilà l’essentiel : avec tout le pragmatisme nécessaire, les 89 députés RN vont exploiter leur mandat pour respectabiliser un peu plus leur formation. Confrontés à l’obstruction ou au vacarme des autres groupes, ils auront l’occasion de passer pour des acteurs légitimes d’une République qui leur convient parfaitement, dans un contexte où leur effectif semble satisfaire le principe de représentation équitable qu’ils attendaient de l’instauration de la proportionnelle.
-L’absence de majorité absolue du président de la République va encourager ce processus. Le règlement de l’Assemblée est riche d’entrelacs et opportunités pour revigorer une vie parlementaire, engloutie par le principe majoritaire et le présidentialisme. Cela ne signifie pas pour autant chaos et paralysie. Emmanuel Macron a une majorité relative qui lui permettra beaucoup de combinaisons, de marchandages et de coups tordus, à condition d'en prendre le temps. Nous ne sommes pas entré en cohabitation (ce qui obligerait à une définition claire des périmètres de pouvoir du Premier ministre et du Président, comme cela avait été fait en 1997 par Lionel Jospin face à Jacques Chirac). L’Assemblée, divisée par une pluralité de groupes peu enclins à s’entendre, reste (techniquement) assujettie à l’Exécutif. De la réforme constitutionnelle de juillet 2008, voulue par Sarkozy, demeurent de nombreuses et fortes contraintes contre ses droits : procédure accélérée, temps législatif programmé, vote solennel couplé au vote bloqué, réserve de vote, banalisation de l’article 40 (création de dépenses nouvelles) conduisant à la restriction du droit d’amendement. Même limité, l’usage du 49-3 reste un recours essentiel pour imposer des textes de loi. Concernant l’engagement de « responsabilité du gouvernement sur un programme ou éventuellement une déclaration de politique générale » (art. 49-1), on oublie trop que c’est une possibilité et pas une obligation, dont l’opportunité varie dans le temps (le vote, s’il a lieu, se fait au scrutin public, par appel nominal). En regard, la motion de censure (art. 49-2) à l’initiative de l’opposition, doit sacrifier à des conditions particulières : ne sont recensés que les votes favorables à la censure et l’abstention profite donc au gouvernement. Quand à la dissolution qui pourrait survenir à la suite d’un vote favorable, elle est exclusivement entre les mains du président de la République (art. 12) et ce jusqu’au choix du (bon) moment. C’est une aberration du système qui prive le Premier ministre des moyens de sa responsabilité politique en temps réel.
Dans ces perspectives, les moyens offerts à l’opposition sont réels mais limités : la présidence de la commission des finances (mais le texte très disert de l’article 39 du règlement n’oblige en rien à son application mécanique, d’où toute une série d’arrangements possibles) ; un des trois questeurs (comptabilité et affaires intérieurs de l’Assemblée) ; vice-présidences (dont la première) ; présidence de la commission spéciale sur les comptes de l’Assemblée ; et le travail en commission (où l’amendement des textes de lois peut être essentiel).
Au final, ce sont les séances plénières qui seront les plus médiatisées, celles où s’épanouissent les questions au gouvernement, mais aussi les affrontements, polémiques, chahuts les plus spectaculaires, même sans grandes conséquences.
La période dans laquelle nous entrons n’est donc pas synonyme d’une crise ou d'une fin quelconque de la V° République, au contraire. Sa «plasticité » y gagnera même et peut-être un peu plus. Mais son économie présidentialiste demeure, selon laquelle le chef de l’Etat gouverne autant qu’il préside. Il devra sans doute le faire avec moins de morgue que d’habitude, donc avec un peu plus de responsabilité dans ses initiatives (lesquelles seront forcément réduites, mais qui s’en plaindra en ces temps d’inflation législative ?). Le risque principal est donc que le Rassemblement national puisse apparaître comme un recours à la paralysie ou au désordre. Ce serait un pas de plus vers une victoire à la présidentielle de 2027.
Preuve est donc administrée une nouvelle fois que changer la V° République, fut-ce par sa relative parlementarisation, ne nous prémunira pas d’une catastrophe démocratique. Il faut travailler au changement de régime et à l’avènement d’une 6° République en renouant avec le (début du) débat ouvert à bas bruit avant l’élection présidentielle. Savoir comment changer et rassurer les citoyens à ce sujet, est une tâche cardinale pour ne pas laisser s’aggraver ce qui est d’ores et déjà la marque d'une profonde crise démocratique.