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Billet de blog 4 juin 2018

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Les parents en sortie scolaire peuvent-ils porter des signes religieux ostensibles ?

A rebours des déclarations du président de la République et du ministre de l’Education nationale, le vademecum sur La laïcité à l’école diffusé le 30 mai 2018 par le même ministre indique que les parents accompagnateurs en sortie scolaire sont en principe libres d’afficher des signes religieux ostensibles.

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Un père peut-il ou une mère peut-elle accompagner une sortie scolaire organisée par un établissement d’enseignement primaire ou secondaire public en portant un signe ou une tenue manifestant ostensiblement une appartenance religieuse ? Cette question récurrente donne toujours lieu à des réactions passionnelles voire hystériques, inconciliables entre elles car fondées sur une morale ou une conviction personnelle aussi légitimes les unes que les autres.

Les plus hautes autorités de l’Etat participent hélas à cette surenchère émotionnelle, lorsqu’elles véhiculent sur ce sujet sensible des opinions juridiquement erronées, et plus encore lorsqu’elles se contredisent elles-mêmes à quelques années voire quelques semaines d’intervalle, comme vient de le faire le ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer.

Ainsi, le 15 avril 2018, le président de la République a déclaré, à propos des mères voilées en sortie scolaire : « Après ce cas, des mamans accompagnatrices hors de l'école qui peuvent avoir un foulard, il y a eu des jurisprudences comme on le sait du Conseil d’État, durant les années précédentes, qui ont permis qu'elles jouent un rôle. Moi je pense que nous devons collectivement être intelligents. Si elles sont en responsabilité pour l'école, elles n'ont pas à porter le foulard parce qu'elles sont sous la laïcité de l’État. Et si elles sont en fonctionnaires ou en quasi-fonctionnaires ou en collaborateur occasionnel du service public elles ne peuvent pas porter le foulard, c'est la laïcité ça qui l'impose, quand vous servez le service public, vous n'avez pas le foulard ».

Le président de la République ne faisait là que répéter l’erreur commise le 10 décembre 2017 par le ministre de l’Education nationale : « Il y a une jurisprudence du Conseil d'Etat sur ce sujet. Mon approche personnelle, c'est que toute personne qui accompagne les élèves est en situation d'être ce qu'on appelle un collaborateur bénévole du service public (...) qui doit se conformer à un certain nombre de devoirs. C'est ma position », de sorte que « normalement » les mères ne doivent pas être voilées en sortie scolaire. Puis, le 19 avril 2018, en séance publique au Sénat, le ministre de l’Education nationale indiquait d’une manière incroyablement confuse, à propos d’une question relative aux « mamans voilées accompagnatrices scolaires », que : « le Conseil d’Etat a émis non pas un arrêt mais un avis, cet avis date de 2013, et effectivement il repose sur la notion de collaborateur bénévole du service public, dont le président a très bien rappelé cela dimanche soir à la télévision en rappelant que soit on les considère comme collaborateurs bénévoles du service public et elles ne doivent pas porter le voile parce qu’elles ont les mêmes devoirs qu’un fonctionnaire, soit on ne les considère pas comme telles et dans ce cas là elles sont libres de le porter comme tout usager du service public et en tout cas en tant que citoyen. C’est donc une question d’appréciation de cela que l’on va faire, et peut être qu’un arrêt dans le futur nous le dira ou le législateur peut être le dira. En attendant le Conseil d’Etat dit qu’un chef d’établissement peut recommander aux mères de ne pas porter le voile dans les sorties scolaires, et bien moi je recommande aux chefs d’établissement de recommander cela aux mamans accompagnatrices. C’est donc une situation que d’ailleurs on peut parfaitement clarifier si nécessaire par une nouvelle circulaire mais en tout état de cause c’est cette recommandation que j’ai faite et qui est tout à fait dans le cadre de ce qu’a dit le Conseil d’Etat ». Comprenne qui pourra…

Or que lit-on dans le vademecum sur « La laïcité à l’école » diffusé le 30 mai 2018 sous le timbre du ministère de l’Education nationale ? Exactement l’inverse de ce que le ministre affirmait six mois auparavant ! Exactement l’inverse de ce que le président de la République déclarait six semaines auparavant ! Ainsi, selon la « Fiche 21 : port de signes religieux par les parents d’élèves » (p. 68-69) : « Les parents d’élèves peuvent, lorsqu’ils participent à l’encadrement d’une classe en sortie scolaire, porter un signe ou une tenue par lequel ils manifestent une appartenance religieuse, sauf si leur comportement ou leur discours traduisent une volonté de propagande ou de prosélytisme ». La contradiction systématique entre les discours et les actes est décidément le fil directeur du quinquennat en cours…

Emises par toute personne autre que le président de la République ou un ministre, de telles affirmations purement intuitives précédant la publication du vademecum ne pourraient pas être prises un instant au sérieux tant elles reposent sur des assises inexactes (v. le billet des Surligneurs qui leur est consacré) et déconnectées du statut juridique applicable aux parents accompagnateurs.

D’une part, absolument aucune jurisprudence du Conseil d’Etat n’a été rendue sur ce point : l’étude du 19 décembre 2013 souvent citée, qui se veut « purement descriptive » ainsi qu’il est écrit p. 9, a été élaborée par la section du rapport et des études du Conseil d’Etat à la demande du Défenseur des droits, et ne constitue ni une décision juridictionnelle, ni même un « avis » comme l’a erronément dit le ministre de l’Education nationale, mais une « étude » au sens de l’article 19 de la loi organique du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits, qui avait été demandée dans le contexte de l’affaire du licenciement d’une salariée voilée travaillant dans la crèche privée « Baby Loup ».

D’autre part, les parents accompagnateurs ne sont en en tant que tels ni des agents publics soumis à l’exigence d’impartialité à l’égard de toutes les croyances notamment religieuses, ni évidemment « quasi-fonctionnaires » puisqu’une telle notion n’existait pas avant que le président de la République l'invente, ni même collaborateurs occasionnels du service public au sens que le Conseil d’Etat donne à cette notion fonctionnelle depuis 1946, qui a pour unique objet de faciliter l’indemnisation des personnes qui ont subi un dommage en prêtant bénévolement leur concours à une activité de l’administration (elles peuvent être indemnisées sans avoir à démontrer qu’une faute a été commise par cette administration). Il n’y a, depuis cette date, aucun arrêt du Conseil d’Etat qui considère que, par principe et en dehors du champ très particulier de la responsabilité administrative consécutive à la survenance d’un dommage, un accompagnateur est un collaborateur occasionnel du service public, et contrairement à ce qu’a affirmé le ministre de l’Education nationale au Sénat le 19 avril 2018, l’étude du Conseil d’Etat ne « repose » aucunement sur cette notion : elle l’écarte. Un parent d’élève, avec ou sans signe manifestant de manière ostentatoire une appartenance religieuse, n’est collaborateur occasionnel du service public que dans l’hypothèse heureusement exceptionnelle où il ou elle est blessé-e au cours d’une sortie scolaire.

Actons donc que, contrairement à ce qu’ont laissé entendre le président de la République et le ministre de l’Education nationale, les parents accompagnateurs ne sont pas en cette seule qualité des collaborateurs occasionnels du service public au sens où la jurisprudence constante du Conseil d’Etat emploie cette notion fonctionnelle.

Mais alors, quel est leur statut juridique ? Quels droits et devoirs en découlent ?

Le problème est que nul n’est en mesure de le dire avec certitude.

Indépendamment des tiers aux services publics (que ne peuvent être les parents accompagnateurs), il n’existe pour l’heure que deux types de statuts applicables à une personne physique dans ses rapports avec les services publics : celui d’agent (fonctionnaire) à qui est attaché une obligation de neutralité religieuse, politique et philosophique ; celui d’usager à qui – sauf en matière scolaire – est attaché une liberté d’exprimer ses convictions sous réserve du respect de l’ordre public et du bon fonctionnement du service public. Ainsi que l’indique l’étude précitée du Conseil d’Etat, « entre l’agent et l’usager, la loi et la jurisprudence n’ont pas identifié de troisième catégorie de ‘collaborateurs’ ou ‘participants’ qui serait soumise en tant que telle à l’exigence de neutralité religieuse » (p. 30). Dans les écoles, collèges et lycées publics, ces usagers du service public que sont les élèves sont soumis au champ d’application de la loi du 15 mars 2004 interdisant « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse » (article L. 141-5-1 du Code de l’éducation). Les parents d’élèves qui participent à une réunion dans l’enceinte de l’établissement ont sans conteste la qualité d’usagers du service public, et en cette qualité peuvent être vêtus comme ils l’entendent sous les deux réserves qui viennent d’être évoquées, dont au demeurant on voit mal comment elles peuvent être mises en œuvre en pratique par les chefs d’établissements : il est impossible de démontrer par avance qu’un vêtement religieux peut causer un trouble à l’ordre public ou peut gêner le fonctionnement du service public, et en tout état de cause un chef d’établissement prendra difficilement le risque personnel d’adopter une interdiction visant un parent d’élève nommément désigné, alors au surplus que ce chef d’établissement peut découvrir en dernière minute que le parent accompagnateur arbore un signe religieux ostentatoire. Mais cette qualité d’usager le caractérise-t-il encore lorsqu’il accompagne bénévolement une activité scolaire ou extrascolaire, et donc lorsqu’il est – même pour quelques heures – co-acteur du service public de l’éducation ?

Dans un premier temps, sans prendre position sur leur statut, un jugement du 22 novembre 2011 rendu par le tribunal administratif de Montreuil avait assimilé les parents d’élèves en sortie scolaire à des agents du service public en raison de leur « participation au service public ». En ce sens, et toujours sans se prononcer sur leur statut, le point 10 de l’annexe de la « circulaire Chatel » n° 2012-056 du 27 mars 2012 appliquait aux accompagnateurs les mêmes exigences de neutralité que celles opposables aux agents : « Facteur de cohésion sociale, la laïcité s'impose à tous dans l'espace et le temps scolaires (…). Ces principes (la laïcité et la neutralité du service public) permettent notamment d'empêcher que les parents d'élèves ou tout autre intervenant manifestent, par leur tenue ou leurs propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques lorsqu'ils accompagnent les élèves lors des sorties et voyages scolaires ». Il n’est pas indifférent de relever que cette circulaire est signée non par le ministre, mais par le directeur général de l’enseignement scolaire de l’époque, Jean-Michel Blanquer. Quoique concernant la rentrée 2012, cette circulaire a été considérée comme demeurant en vigueur au-delà de l’année scolaire 2012/2013 par le ministre de l’Education nationale Vincent Peillon, dans un communiqué du 23 décembre 2013 publié en réaction à l’étude du Conseil d’Etat : « s'agissant des parents d'élèves qui participent à des déplacements ou des activités scolaires, ils doivent faire preuve de neutralité dans l'expression de leurs convictions, notamment religieuses. C'est ce qu'indique la circulaire du 27 mars 2012 ».

Toutefois, en dépit de son absence de valeur juridique, l’étude du Conseil d’Etat a changé la donne en la matière, en relevant que « si de nombreuses personnes, qui peuvent ne pas être des agents du service public, sont parfois amenées à collaborer ou à participer à ce service, ni les textes, ni la jurisprudence n’ont identifié une véritable catégorie juridique des collaborateurs ou des participants au service public, dont les membres seraient soumis à des exigences propres en matière de neutralité ». Par suite, dans un jugement du 9 juin 2015, le tribunal administratif de Nice a assimilé les parents accompagnateurs non à des agents, soumis à l’obligation de neutralité, mais à des usagers : « les parents d’élèves autorisés à accompagner une sortie scolaire à laquelle participe leur enfant doivent être regardés, comme les élèves eux-mêmes, comme des usagers du service public de l’éducation ». Dans des jugements du 13 décembre 2015, le tribunal administratif d’Amiens a également considéré que les parents accompagnateurs n’étaient pas assimilables à des agents du service public de l’éducation : « ils ne sont pas tenus, du seul fait de cette participation et en l’absence de texte particulier leur imposant une telle obligation, à la stricte neutralité à laquelle sont astreints les agents publics et qui fait obstacle au port de tout signe d’appartenance religieuse ». Dans le même sens, au visa de l’étude du Conseil d’Etat, le « Livret Laïcité » diffusé en décembre 2016 par le ministère de Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la recherche a préconisé une nouvelle doctrine administrative : « Les parents accompagnant des sorties scolaires ne peuvent être considérés comme des agents auxiliaires du service public et soumis aux règles du service public » (p. 28-29).

Supposons donc que les parents accompagnateurs soient assimilables à des usagers du service public de l’enseignement scolaire et, en tout état de cause, ne soient pas astreints à l’obligation de neutralité inhérente aux agents de la fonction publique. Quelles conséquences concrètes en résulte-t-il sur cette obligation ?

Une option serait de considérer que les parents accompagnateurs sont soumis à la même interdiction que celle opposable à ces autres usagers que sont les élèves, prévue à l’article L. 141-5-1 du Code de l’éducation pour les seuls signes religieux ostentatoires.

L’autre option est celle retenue par le tribunal administratif de Nice et par les gouvernements successifs en 2016 et 2018. Le tribunal administratif de Nice, dans son jugement du 9 juin 2015, a décidé qu’en qualité d’usagers du service public, « les restrictions à la liberté de manifester leurs opinions religieuses (des parents accompagnateurs) ne peuvent résulter que de textes particuliers ou de considérations liées à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service ». Le « Livret laïcité » signé par Mme Najat Vallaud-Belkacem se situe dans le prolongement de ce jugement : « le principe est qu’en tant qu’usagers du service public de l’éducation, ils ne sont pas soumis à l’exigence de la neutralité religieuse. Seules les exigences liées au bon fonctionnement du service public de l’éducation ou au respect de l’ordre public peuvent conduire le chef d’établissement ou le directeur d’école à recommander aux parents accompagnateurs de s’abstenir de manifester leur appartenance ou leurs croyances religieuses lors de sorties scolaires, sous le contrôle du juge administratif  ». Enfin, le vademecum diffusé le 30 mai 2018 sous l’autorité de Jean-Michel Blanquer préconise une doctrine exactement inverse à celle que le ministre soutenait publiquement en décembre 2017/avril 2018 et avait signée en mars 2012, tout en évitant habilement de se prononcer sur le statut juridique applicable aux parents accompagnateurs : une tenue ostentatoirement religieuse est en principe permise pour les parents accompagnateurs, sous réserve d’une décision contraire prise par le chef d’établissement pour des raisons liées aux nécessités du service public, exactement comme il était indiqué dans le « Livret laïcité » fin 2016. Le vademecum explique sa doctrine par la circonstance que « il résulte des termes mêmes de la loi du 15 mars 2004 qu’elle ne s’applique pas aux parents d’élèves », de sorte que faute d'interdiction législative qui leur serait opposable, ils sont libre de porter tout signe religieux, qu'il soit discret ou ostentatoire. Il y aurait ainsi deux types d’usagers du service public de l’éducation nationale : les « vrais » usagers, à savoir les élèves, auxquels le port de signes religieux ostentatoires est interdit par la loi ; les « faux » usagers, les parents accompagnateurs, auxquels le port de tels signes est en principe permis sauf s’il fait l’objet d’une interdiction, pour telle sortie ponctuelle, par le chef d’établissement.

Il reste que cette position qui consiste à considérer que les parents accompagnateurs sont des usagers du service public de l’enseignement scolaire n’est pas plus convaincante que celle qui consistait à les catégoriser comme agents de ce service public, pour la raison que dans ce cadre particulier ils contribuent activement à l’exécution du service public de l’éducation, alors qu’un « simple » usager bénéficie des prestations offertes par ce service public. En droit toujours, les interdictions contenues dans la circulaire de 2012 comme les permissions rappelées par le vademecum de 2018 sont aussi (in)défendables les unes que les autres.

C’est que la question de savoir si les accompagnateurs de sorties scolaires peuvent ou non revêtir des signes religieux ostentatoires est davantage politique et sociétale que juridique. Plutôt que de s’en remettre au Conseil d’Etat pour la trancher, lorsqu’il en sera saisi, il serait bienvenu que ce soit le Parlement qui prenne ses responsabilités et la résolve clairement.

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