Chacun aura compris que la déchéance de nationalité française ne sera pas inscrite dans la Constitution, ce qui au fond ne changera rien à la possibilité pour le législateur d’en moduler l’étendue en modifiant les dispositions relatives à la privation de nationalité contenues dans le Code civil. Par son vote du 22 mars 2016 acquis par 176 voix contre 161, le Sénat a en effet adopté une version modifiée de l’article 2 du projet de loi constitutionnelle trop radicalement différente de celle retenue par l’Assemblée nationale pour que l’adoption d’un texte commun, préalable à la convocation du Congrès, soit envisageable – et les observateurs ont unanimement relevé que, sur ce point, la révision constitutionnelle était sans doute morte.
Le 22 mars, les sénateurs ont souhaité que soit inscrite la formule suivante à l’article 34 de la Constitution : la loi fixe les règles relatives à « la nationalité, dont la déchéance, prononcée par décret pris sur avis conforme du Conseil d’État, ne peut concerner qu'une personne condamnée définitivement pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation et disposant d'une autre nationalité que la nationalité française ».
Il ressort des travaux de la commission des Lois que les sénateurs, non sans arrière-pensées politiques, n’ont pas été dupes de l’inutilité de la révision ainsi proposée. Prenant le gouvernement à son propre piège, ils ont choisi de revenir à l’esprit du « discours de Versailles » du président de la République et remodeler de fond en comble le très mauvais texte retenu par l’Assemblée nationale le 10 février 2016 de telle sorte que selon la version sénatoriale de la déchéance de nationalité :
ne mentionne plus la déchéance de droits civils et civiques que l’Assemblée nationale avait inutilement inséré à l’article 34 de la Constitution, cette déchéance de droits étant déjà en tous points permise par la loi ;
ne permet plus la création d’apatrides, comme le président de la République s’y était engagé à Versailles ;
ne concerne que les crimes terroristes, comme l’avait recommandé le Conseil d’Etat par son avis du 11 décembre 2015, au nom du principe de proportionnalité, avis que le gouvernement s’était dans un premier temps engagé à suivre ;
donne à l’administration, et non au juge, le pouvoir de prononcer la déchéance de nationalité (sous le contrôle a priori du Conseil d’Etat, conseil du gouvernement, et a posteriori du… Conseil d’Etat, juge des actes du gouvernement – et donc aussi de ses propres actes, car il est co-auteur des décrets portant déchéance de nationalité…).
Voilà pour les différences manifestes entre les deux versions de la déchéance de nationalité.
Il en est une cinquième, qui ne saute pas aux yeux, et qui est pourtant d’une grande importance. Tel qu’adopté par l’Assemblée nationale, l’article 2 du projet de loi constitutionnelle prévoyait que la loi fixe les règles relatives à « la nationalité, y compris les conditions dans lesquelles une personne peut être déchue de la nationalité française ou des droits attachés à celle-ci lorsqu’elle est condamnée pour un crime ou un délit constituant une atteinte grave à la vie de la Nation ».
Entre les deux versions, le Sénat a fait disparaître les mots « y compris ».
Cette suppression est loin d’être anodine. Elle signifie nécessairement que l’unique motif de déchéance de nationalité visé par le texte sénatorial est exclusif de toute autre cause de déchéance. Autrement dit, faute d’avoir repris les termes « y compris », la seule raison pour laquelle une déchéance de nationalité peut être prononcée tient, du point de vue du Sénat, à la commission d’un crime terroriste.
Or, l’article 25 du Code civil prévoit actuellement des hypothèses de déchéance pour les bi-nationaux bien plus larges que celle, unique, visée par le texte sénatorial. Autrement dit, le Sénat, tout en constitutionnalisant la déchéance de nationalité, a également quasiment mis fin en pratique à cette forme de privation de la nationalité ! Le Sénat ne s’est probablement pas rendu compte lui-même de ce qu’il faisait en ne reprenant pas les mots « y compris » ou en n’ajoutant pas l’adverbe « notamment » avant la mention du seul cas de déchéance visé dans le texte qu’il a adopté…
A supposer même qu’il y ait là une erreur de plume, elle est réjouissante pour qui considère que, par principe, la République française ne devrait pas priver un individu de sa nationalité française, quelle que soit l’atrocité des crimes qu’il a commis, car la société française a - ne serait-ce qu’en faible partie - une responsabilité dans la commission de ces crimes.
C’est d’ailleurs cette position défavorable à la déchéance de nationalité que vient d’adopter le Canada, dont le Parlement est saisi depuis le 25 février 2016 d’un projet de loi sur la citoyenneté visant à abroger une loi de 2015 instituant la révocation de la nationalité canadienne pour les bi-nationaux convaincus de terrorisme. Au cours des débats parlementaires qui se tiennent actuellement devant la Chambre des communes canadienne, on entend ce type de propos prononcés par les représentants de la majorité, à mille lieux de ceux tenus devant le Parlement français à l’occasion de l’examen du projet de loi constitutionnelle : « nous méritons un système qui reconnaît la contribution de tous les immigrants à faire du Canada le pays merveilleux qu'il est. Notre pays est fondé sur une base communautaire multiculturelle. Tirons profit de ces forces, éliminons les obstacles et assurons-nous que nos processus, nos politiques et notre approche soient vraiment canadiens et qu'ils reflètent nos valeurs multiculturelles » ; « quelle valeur a la citoyenneté canadienne si on donne au gouvernement le droit de la révoquer à sa guise? un Canadien peut-il être autre chose qu'un Canadien? » ; « les gens qui ont une double citoyenneté ou qui pourraient en avoir une deuxième, ou même plusieurs, devraient être traités de la même façon que les autres Canadiens. C'est ce qui fait de nous des Canadiens. Voilà précisément les valeurs canadiennes dont nous parlons. Unissons nos efforts pour faire du Canada un meilleur pays » ; « un Canadien est un Canadien, un point c'est tout ».
Et le ministre canadien de l’Immigration lui-même de considérer que « un Canadien est un Canadien, qu'il s'agisse d'un terroriste ou de n'importe qui d'autre, c'est pourquoi nous refusons de révoquer la citoyenneté pour de telles raisons ».
Cela a quand même une autre allure que les discours aux accents guerriers du ministre français de l’Intérieur…