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Billet de blog 28 juillet 2017

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Pantouflage des hauts fonctionnaires et moralisation de la vie publique

Le gouvernement et la majorité à l’Assemblée nationale ont refusé que des dispositions limitant le « pantouflage » des très hauts fonctionnaires soient insérées dans la loi de moralisation de la vie publique en cours d’adoption. A tort ou à raison ?

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Au cours de la séance publique du 11 juillet 2017 consacrée aux projets de loi ordinaire et organique « rétablissant la confiance dans la vie publique » (c’est leur titre encore provisoire), le Sénat a inséré, dans le projet de loi ordinaire, quatre dispositions nouvelles relatives à la déontologie des fonctionnaires. Ces dispositions nouvelles venaient limiter de manière drastique et inédite les allers-retours entre l’exercice d’une fonction publique et celui d’une activité privée – le « pantouflage » (v. ici, articles 2 ter B à article 2 ter E).

Ces amendements sénatoriaux avaient pour objet, selon leurs auteurs, de « prévenir l’utilisation à des fins lucratives d’un réseau ou d’une clientèle constitués dans le cadre de l’exercice et pour l’objet d’une mission de service public ». Ils interdisaient qu’un fonctionnaire puisse exercer des activités de conseil ayant trait, directement ou indirectement, aux missions de service public attachées à ses anciennes fonctions telles qu’elles étaient exercées au cours des trois années précédent le pantouflage. Ils avaient été adoptés malgré l’avis défavorable du gouvernement, la Garde des Sceaux estimant qu’elles constituaient des « cavaliers législatifs », c’est-à-dire des dispositions sans lien, même indirect, avec celles figurant dans le projet de loi initial. Or, en vertu d’une jurisprudence de 1985 (fondée sur les règlements des assemblées auxquels l’article 44 de la Constitution renvoie : le Parlement est la source de sa propre impuissance !), le Conseil constitutionnel, s’il est saisi avant la promulgation d’une loi, censure toujours « d’office », c’est-à-dire même si aucun moyen n’est soulevé en ce sens, les amendements parlementaires dépourvus de tout lien avec le projet de loi initial, qui n’entrent pas dans son périmètre (pour un exemple d’une censure massive de cavaliers législatifs, v. CC n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, considérant 190).

Au cours de la séance publique à l’Assemblée nationale dans l’après-midi du 26 juillet 2017, dans un hémicycle assez désert (moins de 180 députés sur les 577), la Garde des Sceaux a réitéré son avis défavorable de principe à tout amendement relatif au pantouflage, de sorte que, concrètement, cette séance n’aura pas fait avancer d’un pouce le contenu de deux textes en cours de discussion.

Par suite, la future loi ordinaire « de moralisation » ne contiendra pas de dispositions relatives au « pantouflage ».

I - Juridiquement, les arguments des uns et des autres se défendent.

A. Il est vrai que, comme le soutenait le gouvernement et la majorité à l’Assemblée nationale, les deux projets de loi initiaux contiennent des dispositions qui sont relatives à la seule vie politique, c’est-à-dire qui concernent l’exécutif, les parlementaires et leurs collaborateurs, à l’exclusion des fonctionnaires et de magistrats.

Pour marquer ce champ d’application plus réduit que ne le laisse penser l’intitulé des projets de lois en cours de discussion, la majorité à l’Assemblée nationale a d’ores et déjà fait savoir qu’elle allait modifier cet intitulé, qui ne viserait plus la moralisation ou le rétablissement de la confiance dans la vie publique, mais de manière plus étriquée, le rétablissement de la confiance dans l’action politique.

B. Toutefois, comme l’ont défendu les sénateurs et les députés n’appartenant pas à la majorité parlementaire, les amendements relatifs à la déontologie des fonctionnaires se rattachent à la prévention des conflits d’intérêts, qui est à l’origine des deux projets de loi « de moralisation ».

Au surplus, dans l’exposé des motifs des deux textes présentés par François Bayrou au Parlement, parmi les textes récemment adoptés ayant « visé à moraliser la vie publique », est mentionnée « la loi du 20 avril 2016 qui a renforcé les obligations déontologiques des fonctionnaires ». Cette mention paraît justifier que les parlementaires ajoutent, en conformité avec la Constitution, des dispositions relatives à cette déontologie.

Enfin, le risque de « censure » par le Conseil constitutionnel des éventuels « cavaliers législatifs » que constitueraient des dispositions relatives aux conflits d’intérêts des fonctionnaires est théorique. Il n’aurait joué : 1/ que si le Conseil constitutionnel était saisi par 60 députés ou 60 sénateurs avant la promulgation de la loi (une fois la loi promulguée, ce vice de procédure législative ne peut plus être invoqué dans le cadre d’une « question prioritaire de constitutionnalité »), et 2/ à condition que le Conseil constitutionnel estime que ces amendements constituent des cavaliers législatifs, ce que nul ne peut savoir avec certitude : c’est pile ou face.

Dès lors, le risque constitutionnel ne méritait-il pas d’être couru ? La majorité des députés et le gouvernement ont estimé que non, et ont donc supprimé les articles ajoutés par le Sénat relatifs aux fonctionnaires et rejeté les amendements renforçant le contrôle du pantouflage proposés par l’opposition.

II - Politiquement, sénateurs et députés autres que ceux de la majorité ont raison de dire que les textes « de moralisation » seront déséquilibrés.

A. Il est pour le moins curieux que des lois censées créer un « choc  de confiance » en faveur des décideurs publics ne comportent aucune disposition relative au pantouflage des hauts fonctionnaires.

Lorsque l’on a à l’esprit que le président de la République, le secrétaire général de l’Elysée, le Premier ministre et son directeur de cabinet ont pratiqué le pantouflage, pour certains il y a quelques années, pour d’autres jusqu’à la veille de leur nomination dans leurs actuelles fonctions, cette absence pourrait donner à croire qu’une telle omission n’est pas fortuite, les grands corps de l’Etat cherchant à protéger leurs privilèges.

Cet attentisme donne ainsi l’impression fâcheuse que, sur commande de l’exécutif, la majorité à l’Assemblée nationale « botte en touche » sur un sujet pourtant majeur.

Cela est particulièrement malheureux, car comme le montrent les travaux d’Antoine Vauchez (v. « Le brouillage entre le public et le privé met en jeu le bon fonctionnement de la démocratie »), s’il y a bien une urgence à légiférer, c’est sur la désertion des très hauts fonctionnaires vers le secteur privé, qui a atteint une intensité élevée depuis que les grands corps de l’Etat organisent désormais de manière industrielle les allers-retours de leurs membres. Ainsi qu’il était indiqué le 20 juillet 2017 dans les débats devant la commission des Lois de l’Assemblée nationale, il y a aujourd’hui « pas moins de 257 avocats d’affaires à Paris qui sont issus de la haute administration. Cela représente six promotions du concours externe de l’ENA parties pantoufler dans des cabinets d’avocats d’affaires, où la rémunération est en général dix fois supérieure à celle de la fonction publique » (intervention d’Olivier Marleix). A ces dizaines de pantoufleurs, doivent s’ajouter tous ceux, au moins aussi nombreux, qui exercent (en toute légalité) des fonctions de responsabilité (direction, secrétariat général, etc…) dans de grands groupes transnationaux français et étrangers.

Or, comme le disait Annick Girardin, ministre de la fonction publique dans le précédent quinquennat : « l’ENA et les autres grandes écoles ne sont pas là pour former les futures élites des entreprises privées ».

Tels qu’en cours de rabotage par l’Assemblée nationale – maintien du « verrou de Bercy », vraie/fausse réforme de l’IRFM dont le contenu sera précisé par les règlements de chaque assemblée, vraie/fausse réforme de la réserve parlementaire, maintien des emplois familiaux « croisés » sous réserve de déclaration préalable, maintien sans plafonnement des revenus d’un cumul entre l’activité de parlementaire et une activité de conseil, réduction de la notion de conflits d'intérêts des parlementaires par l'exclusion des conflits d'intérêts public/public,  etc –, les deux lois de « moralisation », pour utiles et bienvenues qu’elles seront, ne permettront probablement pas à elles seules de créer ce « choc de confiance » annoncé.

Au demeurant, les mesures – de bon sens – les plus médiatiques en passe d’être adoptées par ces deux lois, en particulier celle relative aux « emplois familiaux », pouvaient être traitées par une modification du règlement de chacune des assemblées, voire même par l’adoption d’une simple « charte éthique » (pour ce qui concerne les emplois familiaux). De même, la création d’un statut pour les collaborateurs parlementaires, dont les modalités d’application sont renvoyées aux règlements des assemblées, est tout simplement une évidence qui met le Parlement « dans les clous » du droit du travail, qui aurait dû être effectuée dès 1974, au moment même où il a été permis aux parlementaires de choisir des assistants. Toutefois, on peut se demander s’il est nécessaire pour un député ou un sénateur d’avoir plusieurs collaborateurs personnels (autre qu’un et un seul secrétariat particulier), dans la mesure où il existe déjà des collaborateurs collectifs pour chaque groupe politique et, surtout, des administrateurs d’excellent niveau à l’Assemblée nationale comme au Sénat. Pourquoi ne pas en revenir à la situation qui existait avant 1975 ? Un parlementaire est-il un employeur ? Il n'y a au demeurant guère d'intérêt personnel à l'être, sauf à prendre le risque d'être assigné voire condamné par le conseil des prud'hommes comme vient d'en faire l'expérience une ancienne présidente de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale....

Les textes en cours d’adoption risquent donc de manquer leur objet en n’abordant pas ce qui, aujourd’hui, pose véritablement difficulté au rang infra-constitutionnel, et qui nécessite l’intervention d’une loi (ou simplement d’un décret) pour faire l’objet d’une régulation renforcée et actualisée, à savoir la régulation du pantouflage des hauts-fonctionnaires.

A ce sujet, voilà à ce qu’en disait Emmanuel Macron au cours de la campagne présidentielle, en mars 2017, dans La Croix : « je ne suis pas en faveur de l’interdiction du passage des fonctionnaires vers le secteur privé car cela pourrait créer un problème de recrutement dans la haute fonction publique – on ne souhaite pas forcément servir l’État toute sa vie. Je suis en revanche pour durcir les règles de retour (après un passage dans le privé ou en politique, NDLR) dans la fonction publique. Il faut réduire ce droit au retour à cinq ans au lieu des dix actuels. Par ailleurs, je suis favorable à une réforme en profondeur des grands corps de l’État pour les simplifier, les unifier et empêcher de les réintégrer lorsqu’on les quitte. Ils doivent pouvoir recruter des talents qui ne viennent pas de la fonction publique, avec des engagements de neutralité ».

B. Au cours de la séance publique du 26 juillet, la présidente de la commission des Lois de l’Assemblée nationale a annoncé qu’elle allait mettre en place une… mission d'information parlementaire pour réfléchir sur les apports de la loi du 20 avril 2016 précédemment évoquée, sur le contrôle opéré par la commission de la déontologie de la fonction publique et ses liens avec la Haute autorité pour la transparence de la vie publique.

Du coup, on ne comprend pas bien pourquoi, pour les parlementaires et le gouvernement, il y a une urgence particulière à « moraliser » ou « réguler » leurs pratiques et celles de campagnes électorales à venir, urgence qui a conduit le gouvernement à engager la procédure accélérée sur les deux lois en cours de discussion, alors que pour les très hauts fonctionnaires, les députés décident… de prendre le temps de la réflexion.

Il faudra donc attendre pour savoir à quelles conditions et selon quelles modalités renouvelées (ou pas) les fonctionnaires de Bercy, du Conseil d’Etat, les magistrats de la Cour des comptes, les anciens élèves de polytechnique, etc… pourront « vendre » leur carnet d’adresses et leur expertise acquise aux frais de l’Etat à des entreprises privées françaises ou étrangères.

On peut d’ores et déjà suggérer quatre pistes :

. un fonctionnaire ou un magistrat qui quitte la fonction publique (ou qui change d’affectation) ne doit être autorisé à le faire qu’après une période de préavis au cours de laquelle il doit avoir apuré ses dossiers en stock et organisé le « tuilage » avec son successeur ;

. comme le souhaitait le Sénat, il doit par principe être interdit, pendant une durée de trois ans et sous le contrôle de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, à un agent public d’exercer des activités de conseil ayant trait directement ou indirectement aux missions de service public attachées à ses anciennes fonctions ;

. pour les activités privées autres que de conseil, une procédure de « mise à disposition » pour deux ans des fonctionnaires vers les entreprises privées pourrait être créée : l’agent mis à disposition continuerait à percevoir le traitement dû par son administration, mais l’entreprise privée d’accueil dans laquelle l’agent exercerait effectivement son travail procéderait mensuellement au remboursement de ce traitement à l’administration d’origine ; à l’issue de cette mise à disposition, l’agent réintègrerait de plein droit son administration ;

. un système « d’aller simple » vers le privé, l’agent public pouvant librement décider de quitter la fonction publique pour rejoindre une entreprise privée sans possibilité de retour, sous réserve pour les agents ayant exercé moins de 10 ans dans la fonction publique d’un remboursement, sous le contrôle de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, des frais de scolarité auxquels devront s’ajouter le manque à gagner pour l’Etat pour cette absence de « retour sur investissement » dans un agent public.

Au-delà, la question se pose de savoir s’il faut maintenir l’ENA – ou, à tout le moins, réformer l’accès aux grands corps de l’Etat –, ainsi que l'existence d'emplois publics « à la discrétion du gouvernement » (dont le Conseil constitutionnel a admis la constitutionnalité par une décision du 28 janvier 2011), dans lesquels quiconque peut être nommé quasi-discrétionnairement par un décret du président de la République en conseil des ministres (par exemple, le « tour extérieur » permettant des nominations au Conseil d’Etat ou à la Cour des comptes, ou la décision de nommer telle ancienne ministre comme ambassadrice des Pôles).

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