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Syndicaliste, Paul Devin a été inspecteur de l'Education nationale et secrétaire général du SNPI-FSU. Il est actuellement le président de l'Institut de Recherches de la FSU

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Billet de blog 3 juillet 2022

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Liberté pédagogique : interprétation tendancieuse

Dans sa dernière lettre d'informations, le service juridique du ministère se livre à un commentaire d'un arrêt du Conseil d'Etat qui donne une interprétation des plus discutables du principe légal de "liberté pédagogique"

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Dans la dernière Lettre d’information juridique diffusée par le ministère[1], on peut lire : « souvent brandie comme un totem, la liberté pédagogique est pourtant, juridiquement, d’une portée relative ». Et, s’appuyant sur une décision du Conseil d'État qui légitime le pouvoir du ministre à modifier les modalités d’évaluation au baccalauréat, le service des affaires juridiques du ministère de nous expliquer que « en somme, la liberté pédagogique n’est pas un principe de limitation des pouvoirs du ministre en matière pédagogique ». Pour appuyer son argumentation, il affirme que le législateur a voulu « consacrer la liberté pédagogique, essentiellement pour l’encadrer ».
Interprétation tendancieuse…                                                                        

Tout d’abord sur les intentions du législateur.
Dans les débats qui précèdent la loi de 2005 qui affirme, pour la première fois, la liberté pédagogique comme un principe légal, le ministre François Fillon affirme devant l’Assemblée nationale[2] : « Conformément à la tradition scolaire française, que réaffirme avec solennité l'inscription dans la loi du principe de la liberté pédagogique, l'enseignant est considéré comme un maître, dont la compétence, fondée sur la maîtrise des savoirs à enseigner, s'étend naturellement à la manière de les enseigner ». Quelques jours plus tard, au Sénat, le ministre répondant[3] à un amendement qui voulait définir la liberté pédagogique de manière collective : « La liberté pédagogique n'a de sens qu'appliquée individuellement. »
Le rapport Thélot qui avait préconisé cette affirmation légale de la liberté pédagogique défendait l’idée de la nécessité simultanée du respect des objectifs et de la liberté d’initiative des enseignants pour les atteindre.

Le commentaire du directeur des affaires juridiques qui interprète que la liberté pédagogique a été inscrite dans la loi essentiellement pour l’encadrer est donc tendancieux puisque les intentions du législateur sont d’affirmer « avec solennité » que cette liberté est la conséquence d'une compétence professionnelle liée à la fois à la maîtrise des savoirs et à la maîtrise des manières d’enseigner. Évidemment, cette liberté s’inscrit dans les obligations du fonctionnaire et elle ne peut donc s’exercer que dans le respect des programmes et des instructions. Mais, il est tout de même étonnant que le service juridique du ministère ne fasse pas la différence entre un texte légal qui affirme la liberté pédagogique et son cadre d’exercice et un texte qui se contenterait d’affirmer l'obligation de conformité aux programmes et instructions.

 Sur le pouvoir pédagogique ministériel…
Là encore le propos est étonnant. Que la décision du Conseil d'Etat [4] confirme le pouvoir ministériel de réglementation des modalités d’évaluation du baccalauréat … rien de très surprenant. Mais qu’on puisse en conclure un pouvoir illimité du ministre en matière de pédagogie procède d’une généralisation abusive.

Rappelons tout d’abord, et ce fut une question récurrente pendant tout le ministère Blanquer, que la conformité demandée aux enseignants exige des textes réglementaires et non pas de simples déclarations dans la presse ou la publication d'un document mis en ligne sur le site du ministère ou diffusé dans les écoles et établissements. Ces derniers ont valeur de recommandation, de conseil, de suggestion et ne restreignent aucunement la liberté pédagogique.

Reste ensuite une question politique : est-il favorable à la qualité du service public d’éducation qu’un ministre se mêle de prescrire réglementairement des méthodes, des « manières d’enseigner » au risque de variations méthodologiques liées aux alternances politiques ?
La compétence professionnelle fondée sur la formation et l’exercice de la responsabilité doit transcender les opinions personnelles des ministres. La légitimité gouvernementale et ministérielle est de déterminer des priorités, de fixer des objectifs et de définir des programmes. L’organisation pédagogique, le choix des méthodes relèvent eux de l’exercice des compétences professionnelles. C’était l’intention claire de l’affirmation légale de la liberté pédagogique en 2005, en témoigne la déclaration du ministre d’alors.  

Ferdinand Buisson[5] proposait une logique simple : « il y aurait de graves inconvénients à imposer aux maîtres leurs instruments d’enseignement et il n’y en a aucun à leur laisser librement indiquer ce qu’ils préfèrent ». Y renoncer prendrait le risque d’une instrumentalisation idéologique de l’école. Déjà Condorcet affirmait en 1793 : « aucun pouvoir public ne [doit] avoir ni l’autorité, ni même le crédit d’empêcher [...] l’enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés ».
Ce devrait être une volonté évidente pour une école démocratique que de la protéger des « intérêts momentanés » qui naissent des « politiques particulières ». Nous disposons pour cela d’un principe légal essentiel, celui de la liberté pédagogique. Il est des plus inquiétants que les commentaires d’un haut responsable juridique du ministère viennent, en la matière, contredire les fondements de ce principe légal. 

[1] LIJ n°220, mai 2022
[2] Assemblée nationale, Déclaration de François Fillon, 2ème séance du 15 février 2005
[3] Sénat, Séance du 19 mars 2005
[4] Conseil d’État, 4 février 2022, n° 457051 et 457052
[5] Ferdinand BUISSON, note à Jules Ferry, 6 novembre 1879

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