« Redonner clairement le droit à une enseignante de faire une prière le matin avec ses élèves parce que c’est le cœur de notre projet. ». Le propos[1] du secrétaire national de l’enseignement catholique pourrait paraître procéder du bon sens : si des familles font le choix de l’école catholique, ne serait-il pas normal que leurs enfants fassent la prière en classe ? Et pour mieux ancrer son propos dans le sens commun, Guillaume Prévost ajoute[2] un principe quelque peu trivial : « Allez-vous dans un resto chinois pour commander des pizzas ? ».
Mais l’apparente banalité du propos cache la portée réelle du discours : engager une rupture décisive avec les principes d’équilibre de l’enseignement sous contrat fixées depuis la loi Debré.
La loi Debré exige que l’école privée respecte la liberté de conscience.
Nous sommes à l’automne 1959. Les tensions qui précèdent l’élaboration de la loi Debré menacent la possibilité de légiférer sur le financement public de l’école privée. À quelques semaines du vote parlementaire, conscient de la nécessité d’un compromis qui ne peut se contenter de satisfaire l’enseignement catholique, le gouvernement défend une contrepartie au financement : l’affirmation d’un enseignement donné dans le respect total de la liberté de conscience. Cette exigence figurera dès l’article 1er de la loi Debré[3]. Intervenant à la tribune de l’Assemblée, le 23 décembre, Miche Debré affirme que cet engagement des établissements privés est une contrepartie nécessaire de la reconnaissance et de l’aide de l’État et qu’elle relève d’une nécessaire « discipline [de l’enseignement privé] pour s'assurer de sa conformité avec les principes essentiels de notre vie nationale ».
Si le gouvernement renonce aux premières versions du projet de loi qui imposaient à l’enseignement privé la neutralité des enseignants et la laïcité[4], il reste attaché à l’exigence d’une liberté de conscience, que l’État aura légitimité à contrôler et requérir et que le caractère propre de l’établissement ne pourra venir amoindrir. Aucune des évolutions légales survenues depuis 1959 n’est venue contredire ce principe et plus récemment, une décision de la Cour de Cassation de 2013 a rappelé que « les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables à l'ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé[5]. »
Une des conséquences de cette exigence pour les établissements privés est la séparation de l’enseignement scolaire de l’enseignement religieux. Cette séparation obéit tout d’abord au principe de l’impossibilité d’un financement public des cultes affirmé par la loi de 1905 dont la conséquence est de réserver les subventions accordées à l’enseignement privé sous contrat à la mise en œuvre des programmes scolaires. Elle est, par ailleurs, nécessitée par la mise en œuvre du principe de « respect total de la liberté de conscience », inscrit dans la loi, qui doit permettre à un élève de l’enseignement privé de disposer des enseignements scolaires sans être contraint à recevoir des enseignements religieux. Le code de l’Education le formule explicitement : « L'enseignement religieux est facultatif dans les écoles privées[6]. »
De récurrentes pratiques de contournement
Dans la vie des établissements, les témoignages ne manquent pas de tentatives permanentes de détournement : ici, des enseignements prétendument culturels qui ont en réalité une finalité d’éducation religieuse ; ailleurs, des pressions exercées sur les élèves pour qu’ils fréquentent l’enseignement religieux ou des propos tenus sans véritable respect du pluralisme des confessions ou des choix moraux… Le rapport d’inspection de l’établissement Stanislas caché par les ministres Attal et Oudéa-Castéra mais publié par Médiapart[7], en avait fourni quelques exemples. Et très récemment le syndicat CFDT de l’enseignement privé dénonçait l’intervention, en classe, d’associations non agrées et clairement engagées dans un projet prosélyte.
Cette confusion prend parfois des tournures plus difficiles à cerner. Il en est ainsi de « l’éducation à l’intériorité » qui ne se limite pas à une activité d’introspection mais est définie comme un cheminement spirituel guidé par la recherche d’une transcendance. Le SGEC[8] cherche depuis longtemps à en faire le cheval de Troie de l’enseignement religieux au sein des enseignements scolaires en conseillant qu’elle se fasse à travers l’ensemble des enseignements disciplinaires, « sciences humaines » et « science exactes ». Mais c’est la conception même d’une « éducation globale », telle que pensée par Jacques Maritain à la fin des années 1950 et qui semble connaître une vague nouvelle d’intérêt, qui fait obstacle à cette séparation. Si cette éducation prend les atours d’un projet humaniste, sa vision globale obéit en réalité au fondement majeur de l’enseignement catholique, tel que le définit son statut : « le projet [de l’école catholique] doit donc engager la communauté éducative à proposer à tous, la bonne nouvelle de l’évangile, transmise par la tradition et le magistère de l’Église[9] ». Une remarque préliminaire du statut rappelle qu’il ne peut remplacer les dispositions des lois et règlements mais le statut ne cesse de se fonder sur des textes conciliaires ou des principes fixés par des institutions pontificales qui, par nature, n’ont cure des contraintes légales françaises.
Le problème majeur du contrat est là, dans cette antinomie fondamentale entre une exigence laïque de liberté de conscience portée par l’État et une finalité prosélyte portée par l’école catholique. Il ne sera donc jamais possible de calmer définitivement la guerre scolaire sauf par l’arrêt de subventionnement dont il faut convenir que, dans le contexte politique actuel, qu’il n’a aucune possibilité d’advenir.
Une nouvelle étape d’affranchissement des principes
Manifestement les pratiques de contournement actuellement répandues ne suffisent pas au secrétaire général de l’enseignement catholique. En déclarant la possibilité de mêler prière et enseignement scolaire, il franchit une nouvelle étape : l’annonce explicite d’une volonté de rupture avec le principe d’une absence de prosélytisme pendant les enseignements scolaires. Pour défendre cette déclaration d’insubordination, il argue du caractère propre de l’établissement privé et de la liberté pédagogique de l’enseignant.
Sur le caractère propre, si on peut convenir de son imprécision juridique enracinée dans les difficultés de la construction législative de 1959, il reste clairement limité par la formulation dans la loi d’un respect de la liberté de conscience que les auteurs du texte avaient jugé nécessaire de qualifier de « total ». Vu le contexte difficile d’élaboration de la loi, la présence de ce qualificatif ne relève pas de la gratuité lexicale ! Mais, de toute manière, l’article du Code de l’Éducation cité plus haut ne souffre aucune ambiguïté sur la nature facultative de l’enseignement religieux. Une telle contrainte est impossible à mettre en œuvre si une pratique confessionnelle se mêle au déroulement des leçons en classe ! Si les ambiguïtés de la notion de caractère propre rendent parfois le contrôle difficile, la claire formulation du Code de l’Éducation devrait, sur cette question, conduire l’administration à une exigence de respect immédiat.
Quant à l’argument de la liberté pédagogique, il ne peut évidemment permettre de légitimer qu’un enseignant se soustraie à ses obligations légales ! L’institution scolaire ne manque pas de le rappeler régulièrement à ses enseignant·es dans l’école publique.
L’école catholique veut faire bouger les lignes
Le propos de Guillaume Prévost n’est pas une bévue anodine. Le compte-rendu de sa conférence de presse du 23 septembre est titré : «L’Enseignement catholique entend faire bouger les lignes». Dans la presse chrétienne, les enjeux du débat sont présentés dans leur volonté offensive, se réjouissant que le nouveau secrétaire général porte « une parole franche, saluée par beaucoup comme un signe de courage et de clarté[10] » et résumant le débat par la question : « l’enseignement catholique en France a-t-il encore la volonté de proclamer clairement sa mission spirituelle, ou choisira-t-il de l’édulcorer pour éviter les critiques ? »
Guillaume Prévost affirme que le défi de l’enseignement catholique est de renforcer sa perspective religieuse en faisant des enseignants des témoins de leur foi[11]. « Le plus gros défi qui nous est posé aujourd’hui, assure-t-il, c’est de permettre aux familles de vivre pleinement leur foi dans nos établissements ». Dans ce discours, il feint d’oublier que des enquêtes ont montré que la motivation des familles à scolariser leurs enfants dans des écoles privées, fussent-elles catholiques, est très faiblement religieuse[12]. Dans un tel contexte, vouloir renforcer la finalité catholique ne peut relever que d’une volonté prosélyte qui est rendue illégitime du fait de son financement public.
La volonté de Guillaume Prévost est claire : contribuer à faire bouger les lignes pour aller progressivement vers une libération des contraintes de la loi Debré. Et cette volonté s’inscrit dans des perspectives néolibérales : « À chaque fois que la norme recule et que la personne progresse, c’est toute l’humanité qui progresse ». C’est donc au nom d’un humanisme qu’il prétend s’affranchir des principes de la loi Debré. La norme reste pourtant omniprésente dans la vie des établissements privés, au nom du dogme ou de la morale religieuse. Mais ce n’est pas la norme en soit qui est ici rejetée mais celle imposée par les règles républicaines pour que s’y substitue celle de la religion. Retour aux principes ultramontains qui affirment la primauté de l’Église sur l’État.
Le silence du ministère
Face à une telle négation des obligations légales, on se serait attendu à une réaction déterminée du ministère. Certes, interrogé par le Café pédagogique[13], l’administration rappelle la nature facultative de l’enseignement religieux et le caractère obligatoire du respect des programmes pour l’enseignement sous contrat. Elle rassure aussi en rappelant le renforcement du contrôle dont nous savons qu’il est loin d’être capable de garantir les contraintes de la loi Debré. Car quand un inspecteur signale dans son rapport un manquement au respect des horaires, une confusion entre enseignement scolaire et religieux voire la nature tendancieuse d’un enseignement scientifique ou historique, cela est loin de produire une quelconque menace pour la poursuite du contrat !
Au-delà de ce rappel réglementaire, on aurait attendu du ministère une réaction politique, de nature républicaine, fustigeant la nature frondeuse de positions qui affirment une volonté de se soustraire aux obligations.
Vouloir faire cesser l’emprise de la religion catholique sur le système éducatif avait été une des œuvres majeures de la République de la fin du XIXe en affirmant l’impossibilité du financement public de l’école privée. Le régime de Vichy avait ouvert une première brèche et les lois de la IVe et Ve République n’ont cessé d’offrir des concessions toujours plus favorables au financement du privé et à l’exercice de sa liberté.
L’Enseignement catholique vient de lancer une nouvelle offensive … Il a pu constater que les politiques au pouvoir ne lui offriraient que très peu de résistance. Il n’y a donc guère de raison que fléchisse cette volonté à obtenir davantage de moyens financiers et davantage de liberté.
Nous pourrions croire que la loi de 1905 avait mis un terme à une école où se mêlaient enseignement et religion, en décrétant que la République ne subventionnait aucun culte. Mais 120 ans plus tard, voilà que redevient possible que la contribution citoyenne par l’impôt puisse servir à financer la récitation de prières et l’enseignement du catéchisme. Et que, face à cela, les pouvoirs publics, qui devraient être les défenseurs des valeurs républicaines de la laïcité, n’ont pensé qu’à devoir s’agenouiller.
[1] « Les défis de l’enseignement catholique », KTO, 12 septembre 2025
[2] Conférence de presse de Guillaume Prévost, le 23 septembre 2025
[3] loi du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l'État et les établissements d'enseignement privés
[4] Avant-projet du 3 décembre 1959, article 18
[5] Cass. soc., 19 mars 2013, n° 12-11.690, FS-P+B+R+I
[6] Code de l’Education, article L141-3
[7] Médiapart, 16 janvier 2024
[8] SGEC, Annonce explicite de l’Évangile, août 2009, fiche 1.3
[9] Statut de l’enseignement catholique en France, article 22, avril 2013,
[10] Tribune chrétienne, 1er octobre 2025
[11] « Les défis de l’enseignement catholique », KTO, 12 septembre 2025
[12] Voir par exemple Alain LÉGER, On le met dans le privé ? Les raisons du choix des familles, in L’enseignement privé en Europe, Documents de la MRSH de Caen, n°13, avril 2001, p.141-162 ou IPSOS, Opinion des parents d’élèves sur l’école privée catholique, septembre 2023
[13] Café pédagogique, 24 septembre 2025