Le conseil académique des savoirs fondamentaux de l’académie de Créteil diffuse un document[1] destiné à développer « les compétences psychosociales » et à utiliser « l’enseignement explicite ».
La complexité des apprentissages y est réduite à d’hypothétiques processus mentaux sans lien avec les connaissances et les dimensions didactiques de leur appropriation.
Les difficultés de l’élève
La résolution des difficultés de l’élève est envisagée au travers de la seule question des compétences psychosociales. L’élève devra « ressentir des émotions lors de l’apprentissage », savoir demander de l’aide du fait d’une suffisante estime de soi à résoudre les difficultés et enfin de trouver sa place dans le groupe. Que ces éléments puissent constituer des facteurs favorables à l’apprentissage suffit-il à pouvoir les considérer comme les clés de la résolution des difficultés ?
Nous sommes bien dans la conception néolibérale d’un individu qui, quelques soient les conditions matérielles et sociales de son apprentissage, doit devenir « autoentrepreneur de soi ». Il ne s’agit plus d’en faire un acteur éclairé de la transformation sociale mais le sujet résilient de sa condition précaire.
Or, pour asseoir cette conception comme vision dominante de l’apprentissage, le plus simple est de nier la question des contenus. Tout le travail didactique qui consiste à concevoir une situation d’apprentissage en prenant en compte tout ce qui peut faire obstacle épistémologique à l’appropriation des connaissances n’existe plus. L’apprentissage n’est plus une construction culturelle fondée sur des concepts et des connaissances mais une attitude fondée sur des processus mentaux.
Ces processus reposent sur des postulats dont l’examen livre la fragilité et incite au doute. Ainsi, on décrète que le développement de relations positives est un des facteurs favorables à l’apprentissage … mais ces relations positives sont définies comme résultant du développement de compétences psychosociales dont la finalité est de permettre des relations positives. Le serpent se mord la queue… faute de pouvoir conceptualiser cette positivité, elle reste un élément de langage, un argument rhétorique.
Que la qualité du climat scolaire et des relations interpersonnelles soit un facteur favorable aux apprentissages, nul doute ! Mais cela ne réduit aucunement ce qui constitue le cœur de l’activité scolaire : s’approprier des connaissances, construire des concepts. Peut-on sérieusement croire que face à la difficulté d’un élève à comprendre ce qu’est un nombre décimal, il lui suffirait de bénéficier d’un climat positif pour dépasser les obstacles rencontrés ?
L’enseignement explicite
Face au vide produit par cette conception qui évacue l’objet essentiel du travail didactique de l’enseignant·e est proposée une solution dont l’impératif méthodologique se justifierait par son efficacité absolue : l’enseignement explicite.
Sa première étape est dite « modelage » : l’enseignant·e réalise une tâche en verbalisant les processus mentaux qui lui permettent de la réussir.
La seconde étape dite « pratique guidée » sollicite l’élève à reproduire l’exécution de cette tâche en procédant aux mêmes verbalisations.
La dernière étape, présentée comme l’imparable conséquence des deux autres, est celle de la pratique autonome.
Si l’observation des pratiques verbalisées de l’enseignant·e et sa reproduction suffit peut-être à la maîtrise de tâches simples, comment pourrait-on imaginer qu’elle puisse suffire à s’approprier des connaissances, à construire un concept, à développer des capacités de jugement critique ?
Recommandations fortement prescriptives !
A en croire une rhétorique habile, tout cela ne constituerait, dans le discours institutionnel, que la préconisation « d’un élément qui a toute sa place dans le répertoire des modalités d’action des enseignants[2] ». Mais … les témoignages sont de plus en plus fréquents de la nature impérative du conseil de mise en œuvre du protocole ternaire cité évoqué plus haut.
Lorsqu’en 2016, le Centre Savary[3] puis le bureau de l’Éducation prioritaire de la DGESCO[4] avaient tenté, à juste titre, d’opérer une nette distinction entre la nécessité d’un enseignement plus explicite et les procédures de « l’enseignement explicite », Steve Bissonnette, propagateur de la « pédagogie explicite », avait rappelé la nécessité d’un attachement au cadre strict de leur méthode. L’outrancière simplification de la légitimation scientifique pratiquée par Jean-Michel Blanquer amena l’institution à considérer qu’il était prouvé que la méthode apportait de notables résultats. Dès lors, l’argument de la nécessité pour un enseignant responsable de mettre en œuvre une méthode ayant démontré qu’elle facilite la réussite scolaire a conduit bien des acteurs institutionnels à considérer légitime d’exiger son application.
La faiblesse des démonstrations scientifiques éloigne pourtant toute possibilité de certitude. Hugues Draelants et Sonia Revaz[5] ont montré les fragilités de la politique des preuves (« evidence-based policy ») et ses liens idéologiques avec les conceptions néolibérales du « nouveau management public ».
Au-delà de la « pédagogie explicite », un projet politique et idéologique
Car il ne s’agit pas d’une querelle de méthode. La multiplication des incitations, parfois insistantes, à mettre en œuvre la « pédagogie explicite » obéit à plusieurs visées politiques.
Tout d’abord celle d’une rationalisation budgétaire de la formation des enseignant·es: construire une compétence experte rendant capable de concevoir des situations didactiques coûte cher ; se contenter d’une compétence d’application technique, beaucoup mois. La conséquence en sera une « prolétarisation » de l’enseignant·e réduit·e à exécuter des tâches[6] et rendu plus malléable à l’imposition méthodologique et à la contrainte ministérielle. De plus, une part de ses tâches pourra être remplacée par des logiciels d’apprentissage.
Ce mépris pour l’activité intellectuelle de l’enseignant·e entraîne, dans l’ensemble des recherches conduites, le mépris de ses savoirs d’expérience et des situations réelles de sa classe. La « pédagogie explicite » est une construction de laboratoire qui se préoccupe peu de la réalité des pratiques existantes pour vouloir leur substituer un modèle de séquence.
La seconde visée est de penser l’activité scolaire et ses apprentissages dans les finalités d’une reproduction garantissant la stabilité des dominations sociales, culturelles et économiques. D’où la nécessité d’exclure toute analyse sociologique qui pourrait inscrire les questions d’apprentissages dans les conditions matérielles de vie ou dans la diversité des contextes culturels. Le discours des défenseurs de la « pédagogie explicite », Steve Bissonnette et Clermont Gauthier en tête, a donc glissé de la séquence didactique modélisée (le tryptique « modelage/guide/autonomie ») à une vision globale de l’éducation qui en vient à exclure toute autre conception au prétexte d’une garantie d’efficacité.
Pour Stéphanie Demers[7], cette recherche de l’efficacité éducative n’est pas compatible avec une conception émancipatrice de l’enseignement. On voit bien comment cet élève à qui on aura donné toutes les ressources psychosociales qui lui permettront un sentiment de bien-être grâce à sa propre mobilisation mentale, sera moins enclin à exiger les améliorations matérielles de ses conditions de vie et l’égalité réelle des droits.
L’argument d’une absolue certitude scientifique vient masquer la nature profondément idéologique du projet. Les garanties de neutralité scientifique sont illusoires[8] et certains vont jusqu’à affirmer la nature pseudo-scientifique de telles constructions[9]. Aucun acteur institutionnel ne devrait donc pouvoir imposer le choix de la pédagogie explicite au nom d’une certitude scientifique.
C’est donc face à un choix politique que nous nous trouvons.
Acceptons-nous de mettre en œuvre des procédures qui n’assurent pas l’appropriation réelle du savoir et se contentent de développer une image de soi positive, au sens où le néolibéralisme aime penser cette positivité : parvenir au bien-être comme émotion individuelle tout en ayant renoncé à transformer les conditions matérielles et réelles de sa vie ?
Ou prenons-nous le risque de la confrontation intellectuelle avec les concepts et les connaissances, quitte à devoir affiner en permanence nos capacités didactiques pour aider les élèves à dépasser les obstacles rencontrés ?
Pour le dire autrement acceptons-nous de donner à l’école les perspectives d’un bonheur néolibéral résilient ou luttons-nous pour une patiente construction des savoirs qui reste l’instrument incontournable de l’émancipation ?
[1] Académie de Créteil, Les compétences psychosociales et l'enseignement explicite, juin 2024
https://www.ac-creteil.fr/sites/ac_creteil/files/2024-08/cps-et-enseignement-explicite-32100.pdf
[2] Pascal BRESSOUX, L'enseignement explicite, de quoi s'agit-il, comment ça marche et à quelles conditions? CSEN, juin 2022
[3] IFÉ, Enseigner plus explicitement, l’essentiel en 4 pages, janvier 2016
IFE, Enseigner plus explicitement, pourquoi, qui ? quand ? quoi ? où ? Table ronde avec Sylvie CÈBE, Jacques BERNARDIN et Patrick RAYOU
[4] DGESCO, Enseigner plus explicitement, décembre 2016
[5] Hugues DRAELANTS, Sonia REVAZ, L'évidence des faits. La politique des preuves en éducation, 2022
[6] Frédéric GRIMAUD, Enseignants, les nouveaux prolétaires, 2024
[7] Stéphanie DEMERS, L’efficacité : une finalité digne de l’éducation ? Revue des sciences de l'éducation de McGill, v.51, n°2, 2016, p. 681-983
[8] Sihame CHKAIR, Sylvain WAGNON, Les données probantes et l’éducation, 2023
[9] Pierre-Jean BERGERON, Comment faire de la pseudoscience avec des données réelles : une critique des arguments statistiques de John Hattie dans Visible Learning par un statisticien, Revue des sciences de l'éducation de McGill, n°51(2), p.935–945.