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Syndicaliste, Paul Devin a été inspecteur de l'Education nationale et secrétaire général du SNPI-FSU. Il est actuellement le président de l'Institut de Recherches de la FSU

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Billet de blog 23 novembre 2023

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Vers une sélection politique des manuels scolaires ?

Alors que depuis les débuts l'école publique, le choix politique a été de faire confiance à la responsabilité des enseignants pour choisir les manuels scolaires, le discours s'infléchit depuis la fin des années 80 pour justifier leur contrôle ministériel. Alors que seule la politique pétainiste avait instauré ce contrôle, le discours de Gabriel Attal évoque sa mise en place.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Gabriel Attal sous-entend une possible labellisation des manuels scolaires par le ministère. On voit clairement que pour l’instant l’enjeu premier est celui des manuels d’apprentissage de la lecture. On imagine mal que cela puisse aller jusqu’à une réglementation impérative imposant le choix de ces manuels car la logique libérale de la concurrence commerciale et la volonté des éditeurs à la préserver viendra probablement l’empêcher. Mais cela représentera une pression sur les enseignants et sur les communes qui financent l’achat des manuels et à terme une pression sur les éditeurs qui chercheront à produire des manuels capables d’être labellisés.

Le postulat républicain : la responsabilité des enseignants

L’école républicaine a toujours fait le choix de la liberté des manuels. Les questions, qui se posent au début de la IIIe République, sur l’instauration d’un contrôle sont rapidement réglées par la détermination de Ferdinand Buisson et Jules Ferry : les ouvrages doivent être librement choisis par les enseignants. Buisson affirme clairement que le manuel unique est une chimère[1].

Ce sont des « conférences cantonales » réunissant les enseignantes et enseignants qui sont instituées pour permettre un choix collectif des manuels[2]. Jules Ferry inscrit cette démarche dans une volonté de forger la responsabilité des enseignants sur des « discussions sérieuses » qui porteront les exigences nécessaires à construire leurs jugements[3].
Quand surgissent en 1883, à l’initiative de l’Église catholique, des conflits autour des manuels d’instruction civique (« la guerre des manuels »), Jules Ferry maintient son refus d’un contrôle et s’adresse aux enseignants pour rappeler leur responsabilité et leur liberté : « Le livre est fait pour vous, non vous pour le livre. Il est votre conseiller et votre guide, mais c’est vous qui devez rester le guide et le conseiller par excellence de vos élèves[4]. »

Une nouvelle « guerre des manuels » en 1909 entraîna la création d’une procédure de recours mais le principe du choix par les enseignants eux-mêmes fut confirmé en février 1914[5].

Pendant près d’un siècle et demi, cette règle républicaine n’a connu qu’une seule exception.
En 1940, un décret abrogeait les mesures de février 1914 et introduisait un contrôle par la hiérarchie et le ministère. S’y ajoutait un contrôle des autorités allemandes pour la zone occupée. La réglementation se renforça en 1942 et 1943.
Ce n’est pas l’enseignement de la lecture qui en est l’enjeu essentiel mais celui de l’histoire et de la géographie dans des perspectives nationalistes et antirépublicaines… et dans des volontés antisémites qui verront l’interdiction des manuels d’histoire Mallet-Isaac du seul fait que Jules Isaac est juif.

La stratégie cumule les interdictions pour les manuels déjà publiés et les autorisations préalables pour les nouveaux et se généralise à l’ensemble des disciplines.

Le Gouvernement provisoire de 1944 annule immédiatement ces mesures[6] et réinstaure un système où le ministre n’a pas autorité ni pour interdire ou agréer un manuel, ni pour demander sa modification. La seule exception concerne le domaine de la protection de la jeunesse où la loi de 1949 donne autorité au ministre de l'Éducation nationale[7]. Mais il ne s’agit pas du contrôle pédagogique des manuels mais de la protection contre la pornographie, l’incitation à la haine et l’atteinte à la dignité humaine.

Depuis 1944, ce principe de liberté basé sur la responsabilité professionnelle des enseignants est resté de mise mais à la fin des années 1980, le discours commence à s’infléchir. Le rapport Borne[8] en 1988 déplore que les manuels ne se contentent pas d’exposer les savoirs mais sous-entendent des choix pédagogiques. En 2005, Gilles de Robien annonce sa volonté d’influencer les éditeurs[9]. Le discours institutionnel va progressivement suggérer l’idée d’une légitimité de l’Education nationale à devenir producteur de manuels.

Manuels de lecture : du conseil à la labellisation ministérielle

Depuis le ministère Blanquer, ce discours cherche à prendre réalité.

En 2019, sous la direction de Stanislas Dehaene, le Conseil scientifique de l’Education nationale édictait des règles de choix concernant les manuels de lecture. Jean-Michel Blanquer avait mis un terme aux conférences de consensus pour imposer une « science de la lecture » dont le CSEN ordonnait les principes et les modalités pédagogiques d’application. Le ministère était encore sur une ligne d’influence : convaincre les éditeurs de produire des manuels conformes à ses idées et convaincre les enseignants de les choisir[10].

Mais très vite l’intention de conseil ne suffit plus. Le CSEN proclame que le plan lecture de l’académie de Paris est une « démarche exemplaire » fondée sur la sélection de deux manuels[11]. Le choix enseignant se restreint … sans qu’il s’agisse d’une véritable procédure de labellisation. Le discours garde encore quelques protections de forme : le ministère parle de « manuels conformes aux connaissances actuelles » et non de labellisation.
La pression augmente à nouveau en octobre 2022 avec la première « note d’alerte » du CSEN[12] qui, au résultat de l’étude menée par Jérôme Deauvieau, dénonce l’usage généralisé de manuels peu efficaces.
Un an plus tard Gabriel Attal évoque la possibilité pour son ministère de certifier des manuels scolaires dont le contenu et les méthodes auront démontré leur efficacité. On remarque au passage qu’alors que si l’essentiel des débats avaient jusque-là concerné le contrôle des manuels d’apprentissage de la lecture, le propos semble désormais généralisé à l’ensemble des manuels scolaires. La lecture en reste néanmoins, pour l’instant, la cible principale.

La liberté de l'enseignant de choisir le manuel scolaire

En 1792, devant l’Assemblée nationale[13], Condorcet affirmait qu’ « aucun pouvoir public ne doit avoir ni l’autorité d’empêcher […] l’enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés ». Il fondait ainsi le principe de la liberté pédagogique comme garantie essentielle de la démocratie.
La liberté du choix du manuel scolaire procède de la même nécessité d’empêcher l’instrumentalisation idéologique de l’école. Ce n’est pas un caprice d’enseignant attaché à ses prérogatives, c’est la condition de l’école démocratique et émancipatrice.

[1] Rapport de Buisson à Ferry, 6 novembre 1879
[2] Arrêté du 16 juin 1880
[3] Circulaire du 7 octobre 1880
[4] Lettre du 17 novembre 1883
[5] Décret du 21 février 1914.
[6] Ordonnance du 9 aout 44, art 4
[7] Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, article 1
[8] Dominique BORNE, Le manuel scolaire, IGEN, juin 1988
[9] Le Monde, 12 décembre 2005
[10] EDUSCOL, Comment analyser et choisir un manuel de lecture pour le CP ? Mars 2018
[11] CSEN, Pédagogies et manuels pour l’apprentissage de la lecture : comment choisir ? 2020
[12] CSEN, De nouveaux signaux d’alerte sur l’enseignement de la lecture en CP, Note d’alerte n°1, octobre 2022
[13] Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique, 20 et 21 avril 1792

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