Le principe fondamental d’une mission d’inspection est celui de son indépendance.
La charte de déontologie de l’Inspection générale du 29 octobre 2021 l’affirme clairement : « les membres de l'IGÉSR exercent leurs missions selon les principes d'indépendance et de liberté de jugement qui garantissent l'objectivité et la validité de leur travail, et qui s'appliquent de manière absolue dès lors que l'inspection générale est saisie. Vis à vis du commanditaire, la loyauté des inspecteurs généraux impose un devoir de vérité dans l'établissement des constats opérés dans leur rapport et la formulation des préconisations qui en découlent. Dans l'accomplissement de ses missions, l'inspecteur général veille à fonder son analyse, ses avis et ses recommandations sur des démarches pertinentes de recueil et de traitement d'informations, de documents, de témoignages et d'observations de toute nature. […] L’indépendance de l'inspecteur général s'applique également, en toutes circonstances, aux relations qu'il entretient. Celles-ci ne doivent pas le rendre vulnérable, même en apparence, à une quelconque pression ou influence ni risquer de porter atteinte à sa réputation et à la dignité de ses fonctions. »
L’attachement des inspectrices et des inspecteurs à l’indépendance de leurs missions, notamment parce qu’elle constitue une des conditions de la reconnaissance de leur compétence experte, permet que ces règles restent largement dominantes dans les pratiques. Des falsifications comme celles faites sur le rapport Stanislas restent exceptionnelles. Mais bien des évolutions laissent craindre une fragilisation de cette indépendance.
La première est liée à la perte des garanties statutaires qui écartaient toute menace sur la carrière. On peut craindre, au fur et à mesure que la notion de mérite interviendra davantage dans la rémunération, que le choix d’un profil viendra remplacer le critère d’ancienneté, qu’il devienne de plus en plus risqué qu’un souhait d’affectation sur un poste particulier ou qu’une volonté de promotion puisse induire les inspectrices et les inspecteurs à relativiser leurs exigences en matière d’indépendance. Les emplois devenus fonctionnels des inspecteurs généraux désormais rattachés au vaste corps des administrateurs de l’État participent de cette fragilisation.
N’imaginons pas des scandales à la une des journaux ou même au coin de chaque bureau mais plutôt des jeux rhétoriques dans les formulations, une hiérarchisation des informations qui permet de minimiser ou d’accentuer, d’omettre ou d’augmenter… Et l’usage d’indicateurs soigneusement choisis pour aller dans le sens attendu …. Tout un art de la présentation de l’information qui permet bien des arrangements avec l’objectivité d’une observation indépendante par désir de satisfaire l’institution. Et le tout justifié par l’idée que la loyauté vis à vis cette institution autoriserait ces petits arrangements comme si la protection du système constituait en soi une mission du fonctionnaire et puisse le conduire à relativiser l’enjeu essentiel de l’inspection, c’est à dire la description et l’analyse d’une réalité factuelle.
Les règles statutaires évitaient ces concessions où se mêle le sentiment de protéger sa carrière et la tentation d’agir dans la perspective d’une reconnaissance institutionnelle.
Mais il y a une autre évolution qui nuit aux exigences de l’indépendance. Ce sont les transformations de la culture hiérarchique, et tout particulièrement la personnalisation de l’exercice de l’autorité. La logique d’une autorité fondée sur les textes légaux et réglementaires a cédé la place à une conception managériale qui légitime le fondement des consignes par la seule volonté hiérarchique, indépendamment de toute référence réglementaire. Là encore, il ne s’agit pas d’imaginer une administration devenue sauvage et affranchie de tout cadre réglementaire mais d’un jeu permanent de surrèglementations d’initiative individuelle, d’autorisation données ou refusées par le fait du prince ou d’arrangements au nom d’une modernité débarrassée de ses défauts bureaucrates. Les logiques en sont multiples. Par exemple celle de considérer un propos ministériel tenu dans la presse comme une consigne à valeur réglementaire ou en pédagogie, de prétendre fonder la légitimité d’une évaluation ou d’une consigne sans fondement réglementaire mais au nom d’une évidence des faits scientifiques.
Enfin, des pressions politiques mettent de plus en plus fréquemment en doute ce qui constituerait la nature même de cette indépendance en simplifiant à outrance la notion de « conformité aux instructions » requise par le statut. Une des fréquentes simplifications est de la confondre avec l’obéissance, dont il faut sans cesse rappeler qu’elle n’est pas une obligation du fonctionnaire (le seul statut qui l’a requise était celui voulu par Vichy en 1941). Les statuts de 1946 et 1983 ont au contraire, en refusant l’usage de ce mot d’obéissance dans le texte légal, vous permettre un équilibre complexe mais indispensable à la démocratie. Ne pas permettre que le pouvoir politique puisse instrumentaliser la fonction publique au service de ses intérêts particuliers. Oui, le gouvernement dispose de l’administration, c’est notre constitution qui l’affirme, mais pas sans limites. Et ces limites c’est le statut qui les donne en affirmant la responsabilité du fonctionnaire et en préférant exiger sa conformité aux instructions plutôt que son obéissance.
Cette subtile mais essentielle distinction est une condition de l’exercice démocratique de l’action publique.
Et c’est elle qui réclame l’indépendance des inspectrices et inspecteurs. Cela leur demande de renforcer leur capacité à dire non. Et autant s’entraîner et renforcer cette compétence tant que les évolutions indiquées plus haut ne sont que des tentatives marginales, sans pressions majeures… avant que ça devienne bien plus difficile de dire non!