Des photos insensées s’étalent en couverture des magazines people : elle s’allumant une cigarette, se recoiffant ou caressant un chien. Les médias la persécutent. Au lieu de s’intéresser à son art, ils cherchent à capturer son visage, sourires, fous rires, larmes, rictus, rougeurs, pâleurs, narines dilatées, pupilles éclatées, tremblements, spasmes... Ils fouillent son regard à l’affût des blessures qu’elle aimerait garder secrètes. Ils engagent des sourds-muets pour lire sur ses lèvres les chuchotements intimes. Des plumitifs aguerris commentent ses frasques, en usant d’une terminologie un peu ridicule. Les adjectifs les plus variés défilent en une drôle de farandole: égocentrique, nymphomane, hystérique, pathétique, psychorigide, bipolaire, snob, perverse, dépressive, salope, pute, pétasse... Elle passe de longues heures à se maquiller devant la glace, ressassant ces épithètes indigestes avec tristesse. Elle voudrait repeindre tous ses sentiments d’une couleur uniforme. Les journaux l’ont trop longtemps traînée dans la boue.
C’est un incident anodin au Baron qui est à l’origine de la cabale. Elle sirotait une coupe quand un type l’a bousculée malencontreusement. Certes, elle n’aurait pas dû se montrer aussi agressive. Mais cette altercation n’aurait pas eu d’importance si un invité ne l’avait filmée sur son smartphone. Le jour même, la vidéo a été postée sur YouTube. Des milliers de personnes (14 547 environ) ont regardé cette séquence gélatineuse où elle insulte un nobody. La honte! Elle! Elle, réputée si charmante! si élégante!
Depuis ce scandale qui l’a laissée exsangue, elle appréhende de sortir de son hôtel particulier. Elle se sent scrutée en permanence par l’œil sournois d’un téléphone. Si un quidam l’aborde dans la rue, elle reste muette de peur qu’il ne filme la conversation. Il lui arrive de rester enfermée, une semaine entière, sans même éprouver le besoin de s’aérer. Le monde extérieur l’oppresse. Comme il est loin le temps des premiers succès! La nostalgie la saisit au souvenir de sa première photo de presse. C’était dans Ouest-France, en petite provinciale mal dégrossie, moue rebelle, regard effronté et déclaration à l’emporte-pièce: Je m’en fiche d’être belle!
Quelle imbécile! Elle tente de s’abstraire de ce passé qui la torture et se met au travail. Elle plonge dans le dialogue et récite avec application:
« Je ne sais pas ce qui s’est passé. Nous aurions peut-être pu éviter ce désastre? (ses pieds nus creusent le sable) Si seulement on évitait de se mentir... Mais c’est impossible, pas vrai? »
Elle fronce les sourcils. Non, ce n’est pas le moment de bosser son texte. Elle mémorisera ce truc pendant le voyage… Il faut qu'elle prépare sa trousse de toilettes. Mais elle reste prisonnière de son reflet dans le miroir. Belle… Elle est si belle… Elle serait un homme, elle se jetterait sur elle et s’embrasserait avec passion!
(à suivre)