Au début, je pensais que c’était bien de lire le Livre. Oui, je pensais qu’en se cultivant, on gagnait en intelligence. J'en doute fort à présent. Je ne suis pas loin de penser que le Livre est une invention mauvaise. En tout cas, ça ne réussit pas à tout le monde.
Le Livre occupe trop mes pensées. Il me mange littéralement. Ce n’est pas moi qui le dévore. C’est lui. Impossible de m’en débarrasser ! Le Livre n’a pourtant pas les vertus de l’être humain. Son corps n’est pas désirable. Il ne sait produire que des poèmes de corps de femme. Ce n’est pas la même chose.
J’ai oublié le curry dans tout ça !
Le supermarché ferme bientôt. Je m’y précipite comme un type qui travaille trop. Le vigile me dévisage avec pitié. Les lecteurs du Livre affligent beaucoup de gens en vérité. C’est comme si nous appartenions à une secte. Notre occupation principale consisterait à feuilleter le monde jusqu’à l’extase. J’arpente les rayons, je me dégoûte. C’est toujours comme ça avec le Livre. On le parcourt, on le découvre. On oublie la réalité qui vous revient dans la figure au moment où l’on s’y attend le moins. Je fais la queue à la caisse. ll y a foule. Je lis les étiquettes, en attendant mon tour. Le cœur n’y est pas. J’éprouve un profond sentiment de tristesse. Je finis par déchiffrer le visage de la caissière, ses yeux las, sa fatigue rythmée par le bip incessant du rayon laser. Je voudrais être comme elle ou comme n’importe qui.
À la sortie, le vigile examine mon ticket. Je lui souris : 1 steak haché, 1 sachet de curry, 20 centilitres de crème, 250 grammes de beurre, 2 oignons. Je reviens vers le Livre avec impatience. Les apnées dans le vrai monde m’accablent. On ne trouve pas grand chose à lire dans les profondeurs. Bien sûr, il y a les hommes. Ce sont surtout des corps en vérité. Ce n’est pas que je ne les aime pas. Je n’arrive pas à les décrypter facilement. Ils sont trop épais. Je ne sais pas pourquoi tout est plus simple avec le Livre sur les genoux. C’est comme s’il me consolait. Je suis sans doute un peu perdu. Je me laisse gagner par la somnolence. Je m’écroule sur la table et m’endors. Enfant, je n’avais pas compris que le Livre représentait un piège. Je le lisais en toute innocence. Je dois avouer quelque chose d’honteux: les hommes me fuient. Je me doute bien que je ne dégage aucun attrait.
Ma curiosité naturelle est absorbée par le Livre. À côté, les hommes me paraissent infiniment moins complexes. Ils n’ont pas de pages. On ne peut pas les tourner avec l’index. C’est chiant ! Mon Dieu, le Livre ! Le Livre! J’y reviens sans cesse. Je radote, ma parole ! Il faudrait que les autres aient pitié, qu’ils se disent: « tiens, voilà le pauvre type avec son Livre, essayons de le ramener à la réalité! »
Mais ça ne se passe jamais ainsi. Je vois leur compassion comme une insulte. Je veux qu’on me laisse tranquille. Forcément, une attitude pareille n’attire guère la sympathie. Elle conduit aux nuits interminables où l’on suçote une infusette en absorbant un chapitre. On finit empêtré dans l'histoire des autres. Il n’y a pas d’issue. On vit par procuration. Certains passages sont bien trop tristes. Je me souviens d’un quai de gare comme ça. Je crois que tu étais blonde (en fait je me rappelle parfaitement tes longs cheveux énigmatiques de secrétaire de direction relevés en chignon). Tu m’as expliqué que tu en aimais un autre et que tes sentiments à mon égard manquaient désormais d’intensité. J’ai eu sans doute un geste de dépit un peu vif. J’ai laissé tomber, plaf, mes mains contre mes cuisses.Tu as interprété ça comme un signe d’agressivité. Je te menaçais. J’étais jeune à l’époque et plein d’une violence vitale. Je vivais la nuit principalement. Je buvais des litres et des litres de thé en compagnie des Auteurs. Je pensais naïvement qu’ils seraient toujours à mes côtés. Je ne savais pas encore que je les oublierais comme le reste. Donc, on était à la cafeteria de la gare. J’ai pris un café. Toi aussi, il me semble, avec un croissant. C’est toujours pareil : il est préférable de ne garder qu’une vague réminiscence. Autrement ça fait psychopathe. J’ai pourtant un souvenir très précis du jeune croissant sanguinolent que tu déchiquetais de tes dents pointues. Tu insinuais que j’étais un danger pour votre amour naissant. Moi, un danger? J’ai enfoncé mes mains dans les poches de mon jean. Je n’osais plus te regarder tellement je me sentais mal. Tu n’as retenu que la violence de notre relation.
Il était difficile de manipuler correctement les sentiments. Je n’avais pas encore cette distance que procure la certitude que l’amour est une illusion. Il y avait du vent. Je crois que c’était à la gare de München ou à celle d’Austerlitz (tu travaillais comme jeune fille au pair pour des ingénieurs berlinois qui te choyaient). Nous passions beaucoup de temps dans les gares. Les munichois n’étaient guère aimables. Ils refusaient de me donner une cigarette quand je me risquais à les taxer :
- Haben Sie eine Zigarette?
C’était notre dernier voyage en train. Je t’ai posé une question. Tu t’es contentée de hausser les épaules. Je n’ai pas insisté. Il valait mieux que je parte. Je t’ai regardée droit dans les yeux. Puis je t'ai tourné le dos et me suis tiré. À cet instant, j’aurais bien aimé que tu lances des mots un peu cinématographiques. Je ne sais pas. Un truc comme « attends » ou « reviens » ou «excuse-moi » ou « coupez , on la refait: y’avait le micro dans le champ ! »
Mais tu n’as rien dit et j’ai erré longtemps dans les rues froides de München (ou de Paris, je ne sais plus, je me souviens seulement d’une odeur tenace d’huile d’olive). Et puis, j’en ai eu assez du froid. Je suis revenu dans ma chambre d’étudiant pauvre et ai allumé pour deux sous de chauffage. J’ai ouvert le Livre. Je me suis laissé absorber tout entier. Quand on est rien, on souffre moins. La vie est plus facile. Je ne suis pas fou.
J’ai commencé par une romance : un jeune homme aveuglé par une fille qui le trahit. Elle ne fait pas ça pour le plaisir de le tromper (non) mais seulement par nécessité. Je formais une image quasi parfaite de son visage anxieux. Il m’était aisé de sentir la colère excessive du jeune homme. Une prostituée ! Tu es une prostituée ! Je mêlais mes larmes aux siennes. Comment as-tu pu me faire ça? Je feuilletais aussi de vieux poètes jaunis d’angoisse et de manque. Leur musique nostalgique m’épargnait toute considération triviale. Il n'y avait plus que le sentiment. Tu m’envahissais tout entier. Je voyais ton visage méprisant illuminé par les bougies bas de gamme du restaurant chinois. Tu avais pris du vin. Je ne sais pas pourquoi. Que tu aies aussi commandé des nouilles m’avait rempli de désespoir.
Il y a cette autre histoire où l'on marchait sur des remparts. Il pleuvait. On s’était abrités sous un porche. Et je t’avais embrassée. Un ivrogne dormait couché sur les pavés trempés. On n’avait pas fait attention à lui. On continuait à se bécoter à la faveur de la nuit. Et puis tout le rêve s’effondrait à l'idée que tu avais été infidèle. Tu me l’avais avoué, la voix entrecoupée de sanglots. Le père de famille berlinois t’avait invitée à danser alors que vous étiez seuls dans le salon (les enfants dormaient à l’étage et l’épouse prenait un cours de salsa au gymnase). Il t’avait serrée dans ses gros bras adipeux et... Et…
- Qu’est-ce tu veux que je te dise de plus?
-Rien surtout, tais-toi !
Je ne voulais pas comprendre. À l’époque, j’étais jeune. Je n’avais pas encore conscience que l’amour n’est qu’un vague mirage qui nous distrait de l’ennui d’être vivant. Je me suis retrouvé errant dans je ne sais plus quelle ville avec le froid et l’envie de mourir en écho. J’étais con. On est toujours con quand on est jeune. On n’accepterait pas de vieillir sinon. C’est à partir de mes divagations dans la banlieue rennaise (Villejean pour être exact) que j’ai mesuré l’intensité de ma solitude. Il y a un détail que je dois souligner. Les gens seuls s’emmerdent énormément. L’isolement ne produit que de l’ennui. On ne communique plus. On se regarde dans le miroir. On est deux du coup. Le reflet et soi. C’est sympa. On regarde le reflet. On lui dit des horreurs et des choses douces. Personne n’écoute. On s’en fout. On est seul toujours, tout le temps. Dans la rue, les hommes font un drôle d’effet. À force de se regarder, on finit par perdre consistance. On devient à moitié fantôme. J’avoue que je n’étais pas loin de l’état spectral.
Mes pas ne laissaient plus de traces dans la neige.
Le boulanger ne me reconnaissait pas. Il servait les autres clients et me faisait poireauter des heures. Je devais lui réclamer mon pain comme un affamé. Il me servait avec une pitié absente qui me déconcertait. Qu’est-ce qu’il m’arrivait ? C’était terrible de découvrir ça. J’ai toujours vécu en mode «ectoplasme». Mais je ne le savais pas. En prendre conscience m’a sidéré. J’aurais pu, à cet instant douloureux, basculer dans une sorte de folie d’effacement. Me gommer. Je dois reconnaître que le Livre m’a retenu de sombrer complètement. Avec Lui ouvert sur mes genoux, j’arrivais à reprendre forme. D’heure en heure, je me remplissais d’une consistance étrange. C’était comme un être bizarre et chaleureux qui me transmettait un peu de sa substance. Je ressentais à nouveau des émotions. J’avais vraiment besoin de ça. Je n’étais plus crispé dans l’introspection.
Je me dédoublais. Je passais du statut d’être humain à celui de personnage. Le Livre me donnait vie. Le personnage que j’incarnais n’avait pas la moindre importance. Ce qui comptait, c’était le monde qui l'entourait. Cela fait l’effet d’une drogue. Je me relevais de mes échecs cinglants. Je me transformais en gommeux arrogant. J’ai connu des bals lointains où d’obscurs mannequins s’adonnaient en riant à la luxure. Je me moquais de les voir céder à de lubriques avances à la faveur de la nuit. Je riais aux larmes de leur extravagante perversité. Mais quelque chose de coagulé me gênait. Toute cette chair m’attristait. Mes rires se convertissaient en sanglots horrifiés. J’étais blessé à mort et heureux en même temps. J’avais toujours rêvé d’évoluer dans un monde différent. L’ennui avait disparu. Le temps aussi en quelque sorte. Ces secondes infernales qui m'accablaient de frustration! Ce truc-là s’est estompé à mon grand soulagement. Bien sûr, j’ai changé. Mais le Livre ne m’a pas quitté. Il coule dans mes veines saturées de remords. Accoudé au bar, quelque part dans le monde (est-ce München, Issoudin ou Brest?), je contemple le passé avec la tristesse d’une taupe. Je n’ai rien oublié. Vingt ans ont passé pourtant. Je n’arrive pas à accepter ce que tu m’avais avoué dans un torrent de larmes à Dusseldorf. À t’entendre, tu ne l’avais pas fait exprès. C’était presque par inadvertance que tu étais tombée amoureuse d’un autre. Ce constat abominable et cruel avait glacé mes artères. Vingt ans plus tard, je ne peux m’empêcher de frissonner d’horreur. Je sais depuis longtemps que l’amour est un sentiment bidon. Malgré tout, je me retiens de vomir quand je pense à ton odieuse love story. Vingt ans ont passé, pourtant. Ça ne m’a pas rendu plus sage. J’éprouve toujours ce sentiment aigu de l’abandon. Bien sûr, le temps a effacé la colère. J’ai beau me forcer, remettre le couvert, ruminer sans cesse l’événement, je n’éprouve plus de rage. À l’époque, lorsque j’avais appris ta liaison avec le physicien slovène, j’avais tout de même balancé mes avant-bras dans une fenêtre de notre appartement parisien.
On avait dû aller aux urgences à Pontchaillou. Ils m’avaient pansé sans faire de problèmes. On leur avait raconté que je m'étais coupé accidentellement. Ils ne nous avaient cru qu’à moitié, pensant davantage à une sorte de suicide. On n’avait pas cherché à les détromper. Après tout, un suicide, c’est mieux qu’une colère démentielle aspirant à te détruire complètement. Toi, ton corps, tes yeux, ta bouche. Il ne me reste plus désormais qu’une nostalgie poignante sur laquelle je reviens sans cesse. Coincé dans ma mansarde, je relis avec frénésie les après-midi tièdes où nous allions à l’université. On ne sortait pas encore ensemble. On traversait le campus de la Doua en se racontant des blagues. Je ne me lasse pas de nos dialogues juvéniles. Je ne suis pas mécontent non plus de mon sens de l’humour. Ton rire avait le don de rafraîchir mes premières incertitudes. Je n’étais pas très sûr que tu éprouves la même attirance que moi. Je t’avais rendu visite dans cette chambre qui donne sur le cimetière du Père-Lachaise. Tu m’avais accueilli plutôt froidemment. J’avais eu l’impression que tu ne voulais pas dépasser la frontière du « bon copain ».Tu m'avais poliment offert un thé que j'avais refusé (ça me donne des insomnies). J’étais resté un quart d’heure avant de déposer un baiser chaste sur ton petit front buté.
Ce qui caractérise un lecteur, ce n’est pas la curiosité mais plutôt la lâcheté. J’avais peur du monde et de ton corps qui m'attiraient terriblement. C’est contradictoire, je sais. Je sais que tu sais. Je me demande bien pourquoi je le raconte. D’une certaine façon, le vide commence à me remplir. Je me disperse. J’ai du mal à me définir. Il faut absolument que je retrouve une contenance. Je suis donc un personnage incertain. J’ai laissé ma carcasse d’être humain sur le bas-côté.
Le temps n'est plus linéaire. J’en fais ce que je veux. Ça m’amuse toujours ceux qui méprisent le Livre et pensent que ça ne vaut pas tripette comparé aux sacro-saintes lois de la physique. Ils refusent d’admettre son pouvoir de distorsion. Sa capacité étrange à modifier la réalité. Je m’étonne toujours de voir autant de gens s’en écarter comme si c’était austère. Les malheureux ne comprennent pas le Livre. Ils ne savent pas ce qu’Il cache. Dire que pour ces types qui font la queue à mes côtés au supermarché, j’existe à peine ! Eux aussi s’adonnent au Livre mais de façon un peu honteuse. Je n’ai pas attendu d'avoir raté ma vie pour m’y livrer. Je ne veux pas devenir un exégète. Je souhaite juste trouver ce que je cherche. Toi, en l'occurrence.