Route de Vienne, Lyon 7. Dans un bel immeuble 1995, découvrez cet appartement de type T4 en étage élevé, comprenant 4 chambres, séjour sur cuisine, exposition E/OA proximité de tous commerces, transports, quartier résidentiel, à voir rapidement !
Tu téléphones aussitôt à l’agent immobilier. Aujourd’hui, vers 16 heures, c’est possible ? Oui, d’accord… Dans la cabine à côté, un Russe gueule au téléphone. Tu ne sais pas pourquoi, au volume sonore peut-être, tu imagines qu’il discute avec sa femme. Le gérant le rappelle à l’ordre. Moins fort, s’il vous plaît, Monsieur. Le Russe s'en fout et continue à gueuler. Le cybercafé est coincé entre un marchand de journaux et une pharmacie de la gare de Perrache. Il y a du passage forcément. À toute heure du jour et de la nuit, une clientèle cosmopolite engueule sa femme aux quatre coins du globe. Magie de l’informatique et des nouvelles technologies.
Toi pourtant, tu n’aspires pas au voyage. Tu cherches plutôt à t’installer dans un endroit précis. Tu appartiens à cette frange de la classe moyenne qui a encore la possibilité d’acheter.Tu surfes sur les petites annonces immobilières, en transpirant. On est en 2004. C’est l’été. Il fait très chaud. Le prix des appartements augmente de 10% chaque année. Les médias prétendent que ça ne finira jamais. On en viendra à imiter l’Angleterre ou le Japon. Là-bas, c’est terrible. On emprunte pour cent ans, on meurt débiteur, on lègue ses dettes à des enfants qui vous maudissent.
En France, cela reste encore raisonnable. Il s’agit seulement de ne pas trop traîner. Bientôt, les prix vont exploser! Le moindre taudis coûtera une fortune. Il faut acheter! Vite! Heureusement tu as l’embarras du choix. La prose atone et répétitive des petites annonces t’étourdit :
« Beaux volumes », « cachet », «rafraîchissement à prévoir », « bien d’exception »...
Les mots sont des indices si l'on réussit à les interpréter correctement. “Immeuble grand standing” est une hyperbole désignant une barre grise avec ambiance de chien mort et retraités amers dans l’ascenseur. Tu regardes ta montre. Il te reste un quart d’heure encore avant ton rendez-vous. Ça te gonfle d’avance. Est-ce une bonne idée d’acheter? Acheter! Acheter ! Comme si le verbe se suffisait à lui-même et qu’il était inutile d'ajouter un complément. « Acheter », c’est surtout rembourser un crédit durant des années… Quinze, vingt, trente, quarante ans. On n’en finit jamais. On en rouillerait presque. Tu préférerais aller au cinéma, boire des orangeades ou lire des livres.
Au départ, tu pensais simplement louer un appartement. Mais il faut monter un dossier impeccable qui déballe les détails de ton existence: état civil, emploi, nombre d’enfants à charge, fiches de paie, impôts et caution des parents. Tu dois te présenter nu devant le propriétaire. Au fond, le banquier est plus humain. Il n’aime que ton argent.
L’agent immobilier t’attend au pied de l’immeuble, engoncé dans un parka beige, bien trop chaud pour la saison. C’est suspect. Quand il fait 25 degrés à l’ombre, on se contente d’une chemisette et dès qu’on est seul, on choisit de se mettre torse nu. On prend une bière fraîche dans le frigo. Et on la roule sur le poitrail avant de la boire goulûment.
C’est vous, le rendez-vous ? Oui. Tu cherches à dissimuler le sentiment de répulsion que tu éprouves. Il est affable. Les agents immobiliers sont toujours affables. C’est une règle immuable. On ne brasse pas des sommes considérables, en étant mal embouché. Il te présente l’édifice miteux d’un geste auguste de la main comme si c’était la pyramide de Chéops et que Ramsès II himself en occupait les cinq cents tantièmes. Voilà l’immeuble, Monsieur, au jour d’aujourd’hui, ce style d’édifice se fait de plus en plus en plus rare. Il a été construit en 95.
Il en parle avec une suffisance étrange. Tu as du mal à comprendre. Toi, tu ne vois qu’une tour en béton. Sur chaque balcon, pendouille une pergola usée. La peinture de la façade s’écaille et la végétation, qui devait en principe s’épanouir sous la tonnelle vermoulue, est bouffée par les parasites. Dans le hall, un faux ficus anorexique est censé rappeler aux visiteurs qu’ils ont affaire à une résidence de prestige. Après l’étape morne de l’ascenseur et des précisions à la con (« il a été changé, y a deux ans »), vous pénétrez dans l’appartement “à fort potentiel”. Le séjour est minuscule et étouffant. Ça pue la pisse de chat. La hauteur de plafond atteint à peine les deux mètres. Tu caresses le placo enduit d'une peinture à effet jaunâtre. L’autre approuve ton geste. Avouez que là, hein?… quand même…. c’est quelque chose... Et puis, il faut imaginer ça refait à neuf! Avec des rideaux et des ampoules, ça va être carrément le petit palace! Il transpire à la limite de l’extase. C’est lui qui sent le matou comme ça? Hum…
Vous continuez la visite. Vous passez dans la chambre principale, appelée pompeusement « suite parentale », parce qu’elle donne sur une salle de bains aux cloisons rose lépreux. Il te dévisage en silence. Il attend un peu d’enthousiasme. Tu ne dis rien. Tu hoches la tête. Les autres chambres ne manquent pas de petits détails charmants: parquet flottant mal fixé, prises électriques branlantes, placoplâtre auréolé de taches d’humidité. L’agent immobilier s’égare longuement dans un problème de plomberie. Tu l’écoutes d’une oreille. Ça va être résolu incessamment sous peu. Des robinets qui fuient, on en trouve dans les meilleures familles, hahaha ! Il te ramène vers le balcon. On a une vue très dégagée, n’est-ce pas ?
Tu feins d’admirer la baie vitrée qui plonge sur de grands ensembles sinistres. L’homme te montre alors les superbes colonnes grecques couchées sur la pelouse. Dans un souci d’esthétique particulièrement louable, l’architecte a cru bon se permettre ce petit clin d’œil aux ruines d’antan. Et puis, c'est bien pratique pour différencier l’ouvrage des vulgaires HLM. Au cas où tu en douterais encore, tu as affaire à un bien de prestige ! L’agent immobilier ne se dépare pas de son petit ton satisfait. Comment fait-il pour ne pas voir les matériaux médiocres et l’esthétique clinquante qui cachent à peine l’empressement des artisans à terminer ce travail douteux ?
Il veut connaître ton opinion. Il est persuadé que tu partages son ravissement et affirme à nouveau que c’est une excellente affaire. Trois cent mille euros pour presque 72 m2! Au niveau rapport qualité-prix, on peut pas faire mieux! Il y a quand même de sacrés beaux volumes! Tu flottes, vaincu par la fatigue et la chaleur. Tu ne sais pas trop comment te débarrasser de lui. Il a quelque chose de sale et de collant... Tu trouves le prétexte de ta femme qu’il faut que tu consultes. Elle est en vacances au bord de la mer. Avec les enfants ? Oui c'est ça, vous comprenez, je suis venu en éclaireur, histoire d’être le seul à souffrir de la canicule...
L’agent immobilier approuve, même si tu sens qu'un rouage dans sa mécanique intérieur vient de se gripper. Il regarde autour de lui, désemparé. Vous êtes à pied, Monsieur ? Oui, j’ai laissé la voiture à ma femme. Comme elle est à la mer, elle en a plus besoin que moi qui suis en ville et puis… Bref, vous êtes “handicapé moteur”! Tu souris légèrement, feignant d’apprécier le bon mot. Il offre de te raccompagner. Sa bagnole est une grosse cylindrée aux sièges en cuir qui puent le parvenu. Il paraît détendu au volant et chantonne même vaguement. Pourtant, le regard hostile qu’il jette sur les autres automobilistes trahit un léger agacement dont tu sembles la cause involontaire. C’est à un feu rouge qu’il te livre enfin ce qu’il a sur le cœur. Il est en colère. Vous savez, ça a beaucoup changé l’immobilier… Maintenant, on n’attend plus du tout. Les gens achètent sur plan, sans rien visiter… Les appartements partent comme ça! Il fait claquer ses doigts. C’est fini, l’hésitation... le doute... l’incertitude... le tango... un pas en arrière, deux en avant... On a affaire à « des investisseurs », à des gens qui savent immédiatement ce qu’ils veulent, vous comprenez ? Ça ne se fait plus de visiter cinquante trucs avant de se décider! C’était n’importe quoi, d’ailleurs… Le feu passe au vert. Le type démarre avec aigreur. Tu approuves timidement. Ouais, faut reconnaître que les prix ont beaucoup augmenté… Il te dévisage comme si tu disais une évidence. Bien sûr que c’est saturé et c’est même pour ça que vous n’avez pas intérêt à attendre! Vous pouvez me croire, Monsieur, votre situation est plus délicate qu’il n’y paraît Dans une semaine, quand votre femme va vous rejoindre… qu’elle se décidera enfin à interrompre ses longues vacances… le splendide appartement à l’immense potentiel que vous venez de visiter sera acheté depuis belle lurette... Quelqu’un aura signé à votre place, c’est évident! Vous serez alors très déçu et même au bord du divorce, si ça se trouve! Il faudrait vous décider beaucoup plus vite… Vous avez de la chance. J’ai le compromis de vente dans ma serviette… D’habitude, je préfère attendre quarante-huit heures après une visite. Mais là, étant donné votre situation, je veux bien vous faire une fleur et vous laisser signer tout de suite… Je vous dis ça en ami…Votre femme sera peut-être heureuse d'apprendre que vous avez déjà signé. Ça la débarrasserait d’une sacrée corvée, n'empêche! C'est votre hôtel? Je vais vous déposer là. Il se gare en double file à trois cent mètres avant pour bien montrer qu’il n’est pas un vulgaire taxi. Avant de sortit, tu précises qu’il est hors de question de signer quoique ce soit.
Tu rentres à l’hôtel d’humeur glauque. Il est cinq heures de l’après-midi. Tu pourrais encore surfer sur le net et chercher des petites annonces intéressantes mais cette visite t’a vidé. Tu t’es retenu de lui dire ses quatre vérités. Il faisait trop chaud. De toute façon, ce connard a raison. Le marché immobilier est délirant. Les biens les plus médiocres partent à des prix stratosphériques. Tu pensais qu’il serait facile d’acheter un appartement dans l’un des "bons" arrondissements de Lyon. Il n’en est rien. Tu es pauvre, finalement.Tu te déshabilles, tu te regardes en sueur dans la glace du lavabo. Qu’est-ce que tu croyais?
Dégoûté, tu prends une douche brûlante. Il est trop tôt pour bouffer. Tu fouilles le sac plastique que tu as planqué dans l'armoire. Il reste quelques tranches de Rosette de Lyon que tu te fourres dans la bouche avec satisfaction. Le goût de la viande froide te libère. Tu t’allonges sur le couvre-lit râpeux et téléphones à ta femme. Elle décroche aussitôt. C’est une bonne surprise. On est encore à la plage, elle dit. Il est tard mais il fait trop chaud. On n’est bien qu’au bord de l’eau. Le ton enjoué de sa voix te détend aussitôt. Il y a autre chose dans ta journée que ces histoires de surface, mètres carrés, lavabos, tapisseries délavées, et jolis potentiels. Elle dit, les garçons se baignent, je n’ai pas le courage de les appeler pour qu’ils viennent te parler. Bah, laisse-les! C'est pas grave. Tu entends le clapotis des vagues. Ça te berce comme la promesse d’un monde meilleur. Tu dis, j’aimerais bien être avec vous, j’en ai marre d’être ici. Elle rit légèrement et son rire te fait l’effet d’une caresse du soleil. Bon courage! À demain, je t’appelle… Tu raccroches et prends conscience que tu n’as parlé, ni de la visite, ni du prix délirant des appartements. À quoi bon l’inquiéter? Il ne s’est rien passé de notable... Elle se serait fait du mauvais sang. Tu aurais pu la prévenir cependant : « Nous devons revoir nos prétentions à la baisse, mon amour. Le marché est bizarre…»
Non, il est préférable de ne rien dire... Tu choisis d’aller au ciné. Il n’y a pas grand chose malheureusement, juste le dernier Woody Allen... Tu n'accroches pas à ce réalisateur qui te paraît aussi surévalué que l’appartement que tu as visité cet après-midi. Les critiques de ciné sont comme les agents immobiliers. Ils chantent les louanges d’un artiste reconnu qui est devenu médiocre avec l’âge. Bien que certains de ses films soient drôles et réussis, il te semble qu’on exagère beaucoup son talent. Il est à bout de souffle depuis un moment. Il aurait dû prendre son temps et arrêter de tourner tous les ans. La plupart de ses films manquent de relief. Il y a bien « Husbands and Wives » qui est cruel et dérangeant. Mais c’est plutôt une exception. Le film que tu te résignes à voir annonce la couleur dès les premiers plans; des vues de New York sur une musiquette jazzy. L’intrigue, une histoire d’infidélité entre quadras à Manhattan, a quelque chose d’oubliable. Les hommes, la calvitie naissante et stress lié à l’âge, les femmes limite hystériques, obsédées par leur physique et incapables de faire le deuil de leur jeunesse. Tous ces personnages glauques papotent ferme dans des cadres divers: dîners en ville, parcs, restaurants italiens, verres de vin, serveurs affables, lampadaires... Woody Allen a perdu toute inspiration. On sent qu’il ne peut pas s’empêcher de filmer, que c’est devenu chez lui une manie. Tu écoutes d’une oreille les dialogues fastidieux et les hésitations lasses des personnages accablés déjà par la vieillesse. Insensiblement, ton attention se porte sur les appartements new yorkais, les styles de meubles, le décor. L’amant de la femme de Woody possède une magnifique terrasse qui offre une vue plongeante sur la ville. On voit les lumières clignoter autour de Central Park. C’est classe.
Tu as le sentiment qu'ils vivent là où il faut être. Lorsqu’on a un bien aussi spacieux, tromper sa femme est une faute sans importance… Il y a deux grandes salles de bains en marbre et une superbe cuisine équipée dans laquelle les personnages s’interrogent sur la réaction de Woody qui, entre deux bégaiements, a enfin compris qu’il était cocu.
Tu sors du film, un peu déçu. C’était vraiment pas terrible. Heureusement les appartements avaient du cachet Au cinéma, ils ont les moyens. En rentrant, tu passes devant les boutiques de cuisines équipées. Les plans de travail métallisés baignent dans une lumière multicolore de néons chics. L’ambiance rappelle un peu celle du film, quand la femme et l'amant s’embrassent entre la poire et le fromage. On la voit de dos, appuyée contre un îlot de granit et une vasque luisante. C’est très élégant. Le prix doit avoisiner les trente mille euros. Les yeux de la tête, en somme...
Tu aimerais pourtant que ton futur foyer possède une cuisine de ce type. Tu serais une sorte de Woody Allen lyonnais. Déjà, tu as tendance à chercher tes mots et à bégayer quand tu exprimes une pensée un peu subtile: « Je… je ne… je ne sais pas, chérie… Je pensais qu’on pass... passerait la soirée tous les deux ensemble… tututu crois qu’on invite Wilson, hein ?» Tu espères quand même que ta femme n’aura pas d’amant… Non, tu déconnes. Tu cherches à te rassurer. Ça n’est pas obligé non plus. Ce n’est pas parce qu’on possède un bel appartement qu’on sombre dans l”infidélité. L’adultère ne va pas forcément avec la cuisine équipée en granit. Il ne faut pas exagérer. C’est du cinéma… Un SDF solitaire qui marmonne dans ton dos te sort de la rêverie. Ça fait bien vingt minutes que tu fantasmes comme un zombi devant les vitrines. Quel idiot ! Tes pensées sont happées par cette forme hypersophistiquée de confort. La cuisine, c’est l’endroit où l’on se nourrit, on se restaure, on se détend, on se sent à l’abri de la crise économique qui sévit… Tout est une question d’agencement et de jeu sur les coloris et les textures.
Il y a le plaisir de la bouche qui avale, broie et mastique. On se convertit en dandy publicitaire au service d’un idéal sur papier glacé. Une angoisse lancinante t’envahit. Ton projet immobilier est peut-être une mauvaise idée finalement. Tu n’as pas envie que ta femme prenne un amant parce que ça s’accorde bien avec la table de cuisson vitrocéramique noire. Tu as peur soudain. Elle n’a pas beaucoup protesté à l’idée de passer des vacances sans toi. Peut-être qu'elle a déjà une liaison alors que vous n’avez pas encore de cuisine équipée ? Ce serait horrible! Tu t'abstiens de l'appeler. Il est onze heures du soir, elle est sans doute couchée. Ça ne rime à rien de lui téléphoner à cette heure-là. Elle ne comprendrait pas. Alors, à quoi bon?
Tu te tapes un nouveau rendez-vous, le lendemain Il s’agit d’un appartement T4 de soixante-quinze mètres carrés situé à Villeurbanne. L’agent immobilier empeste le déodorant. Il croit que tu partages ses convictions racistes et se fait un plaisir d'expliquer qu'il y a peu d'Arabes dans ce quartier situé à proximité du Parc de la Tête d’or. Aucun risque de voir ta bagnole cramer pour un oui ou non. Tu as envie de protester et de lui demander de ne pas faire trop vite l’amalgame entre Arabes et voitures brûlées. Quelquefois, tout de même, ce sont des escroqueries à l’assurance… Vous savez: des gros malins qui veulent se débarrasser de Titine et rafler la mise…
Quelque chose te retient. Il y a chez ton interlocuteur la même forme d’arrogance que chez celui d'hier L’appartement qu’il te présente demande une rénovation complète. Tu le lui fais remarquer. Il hausse les épaules. C’est bien vous qui cherchez une grande surface pour deux cent mille euros? Parce qu’à ce prix-là, vous ne trouverez que des biens à rafraîchir!... Faut compter cent mille de plus pour quelque chose d’habitable immédiatement. Là, je peux vous proposer des programmes neufs et garantis sans mauvaises surprises. Garantis sans mauvaises surprises ! Tu répètes la phrase tout haut avec ironie. Ben oui, réplique le type, agacé par ta réticence bizarre qu’il interprète comme un désir de resquiller. De toute façon, je dois vous prévenir qu’un compromis de vente va être signé dans la semaine. Donc, si le bien vous intéresse, il faut vous décider vite ! Tu secoues la tête et ricanes. Non, c’est bon, je crois que je vais laisser tomber. Très bien… Dans ce cas, je n’insiste pas…
Tu te retrouves seul à bouffer un croissant au jambon à la Brioche Dorée. Tu te sens abattu. Les gens passent autour de toi. Tu ne les vois pas. Tu penses à ta femme qui est au bord de la mer. Tu l’aimes. Tu voudrais la rejoindre. Tu l’imagines déjà à tes côtés, assise sur le sable, en maillot de bain. Les enfants joueraient non loin. Elle ferait l’inventaire de ses lectures, les nombreux polars qu’elle aurait lus durant ton absence. Toi, tu parlerais cinéma comme d’habitude. Elle t’embrasserait. Tu te sentirais libre et heureux. Tu songerais avec amusement à la morne visite des appartements lyonnais. Cependant, tu sais que tout cela est faux. Tu es assis à une table de cafeteria. Il fait chaud. Tu transpires. Tu dois trouver un appartement et faire un emprunt sur plusieurs années. Tu es fatigué et déprimé. Vous n’avez pas assez d’argent. Il va falloir s’endetter sur trente ans quitte à payer le double de la somme empruntée.
Tu te résous à téléphoner à ta femme. Ils n’ont pas encore mangé. Ils allaient passer à table. Elle prépare la vinaigrette pour la salade. Et toi? elle demande. Ho moi, comment dire ? Ça va bien, tu sais, mais j’arrête pas de visiter des daubes. Ha bon, des daubes?... Comment ça des daubes ? Il y a vraiment beaucoup d’arnaques, ma chérie…Mais tu penses que tu vas trouver ? Oui, sans doute mais quatre-vingts mètres carrés, c’est carrément impossible Ha bon? Oui… Il faut que je te laisse, on va manger… Embrasse les enfants, d’accord? Oui... Oui...
Elle raccroche. Tu cherches à te rassurer. Tout va s’arranger bientôt. Au fond, la vie, c’est un peu comme une pub. Il suffit de se battre et de sortir l’argent au bon moment. Tu vas bientôt éprouver « un coup de cœur » pour un logement remarquable. Après ce mois difficile de recherche active, tu te convertiras en heureux propriétaire. Tu rentreras dans le rang des privilégiés.
Le soir, tu prépareras des verrines de mousseline de betteraves sur feuilles de parmesan. Tes invités arriveront de bonne heure et te surprendront en train de faire à manger. Tiens, tu cuisines ? Tu avoueras que oui, un sourire incrédule sur les lèvres. Tu seras un homme moderne, un esthète raffiné doublé d’un gourmet. Tes amis seront fiers de te compter parmi leurs relations. Ils s’accouderont au bar en acajou. Je vous sers quelque chose? Ha, mais bien volontiers ! Tu leur verseras une bonne rasade de whisky et vous parlerez de choses et d’autres sous les spots bienveillants de la cuisine équipée.