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Dans « L'Approche d’Almotasim », Borges évoque le roman éponyme de l'avocat Mir Bahadur Alí Mihr dans lequel un étudiant en droit originaire de Bombay écume son pays pour retrouver le prophète Almotasim grâce aux reflets que son âme a laissés dans les individus qu'il a croisés. À chaque rencontre, l’étudiant parvient à déceler chez son interlocuteur la trace d'une lumière qui est la marque du prophète. Borges décrit l'intrigue comme « l'insatiable recherche d'une âme à travers les délicats reflets que celle-ci a laissés chez les autres : au début, le trait ténu d'un sourire ou d'un mot ; à la fin les splendeurs diverses et croissantes de la raison, de l'imagination et du bien.[1] »
Alban Lefranc s'inspire de cette quête dans « Dis-moi qui tu hantes ». Le roman invite le lecteur à saisir « les délicats reflets » qu'un auteur, Julien Mana, a laissés chez les autres[2]. Sept[3] personnages témoignent ainsi de leur rencontre avec lui : Élisabeth, une correctrice, Hervé, un écrivain à succès, Alice une psychiatre, Michaela une universitaire mexicaine, Luc, un boxeur… Les portraits ébauchés apparaissent cependant sous un jour instable et contradictoire. Bien qu'elle ait fait plusieurs fois l'amour avec lui, Alice par exemple n'est pas totalement sûre qu'il ait existé : « Aujourd’hui, j'ai repensé à Mana, et son existence m'a paru douteuse. Est-ce qu'il n'avait pas été une espèce de fantôme ? On exagère facilement dans une nuit pleine de merles. Est-ce qu'il avait vraiment été là ? »
Quant à Michaela, elle s'intéresse à Mana parce qu'elle le considère comme un « mini-Bolaño », un exemple vivant qui pourrait lui servir pour sa thèse sur l'écrivain chilien décédé. Elle émet cette réflexion plus qu'étrange : « Mana semblait tout droit sorti d'une note de bas de page dans la biographie d'un grand auteur. » Si Élisabeth ou Hervé mentionnent son grand roman, « La Vision dans l'île », d'autres témoins comme Alice ou Peter ne lisent l'auteur que, de manière fortuite et fragmentaire, à travers un carnet ou sur les feuilles manuscrites dont l'écrivain tapisse le mur de ses logements. Alice mentionne ainsi ce passage qui l'a frappée : « Je réfléchis aux phrases qui donnent envie de se mettre à genoux. Les phrases nécessaires, les phrases sperme de pendu. Comment composer un livre uniquement avec des phrases de pendu. » Finalement, la plupart des personnages associent la présence de Mana à une expérience de lecture comme si son existence se révélait plus textuelle que réelle.
Dans sa quête démentielle de « la phrase nécessaire », l'écrivain se soustrait à la société pour mieux infuser le verbe. Il bascule facilement dans des dimensions de plus en plus irrationnelles : la lecture maniaque, l'alcoolisme, le dédoublement, la violence et la perte d'une identité sociale. Le récit crée ainsi un suspens passionnant si bien que le lecteur souhaite en savoir toujours plus sur cet auteur insaisissable dont l'œuvre semble renfermer un message mystérieux et fascinant.
L'enquête littéraire initiale finit par tisser un motif policier avec un crime en premier plan. Or, on le comprend dès le titre, cet écrivain fantomatique n'est qu'une invention, un reflet sans doute d'Alban Lefranc lui-même.[4] Ce trompe-l’œil que ne renierait pas Borges renforce encore le caractère intrigant du texte Quel danger y a-t-il à créer un double dans une fiction ? Est-il possible qu'un personnage anéantisse son créateur ? Écrire nous condamne-t-il à devenir des fantômes aux yeux de nos lecteurs ?
Je me garderai bien de formuler une réponse toute faite aux questions suscitées par la lecture de ce livre. Chaque lecteur y trouvera sa propre vérité, une vérité cultivée, fragile et poétique comme l'est l'écriture d'Alban Lefranc.
[1] «Ya el argumento general se entrevé: la insaciable busca de un alma a través de los delicados reflejos que esta ha dejado en otras: en el principio, el tenue rastro de una sonrisa o de una palabra; en el fin, esplendores diversos y crecientes de la razón, de la imaginación y del bien.» J.L. Borges, Texte original en espagnol (Argentine).
[2] Si le procédé rappelle Borges, on pense également à «2666», le roman magistral de Bolaño où les récits s'articulent autour de la figure de l'écrivain allemand, Arcimboldi.
[3] On découvrira en lisant le roman que le chiffre sept n'est pas anodin.
[4] Dans son livre précédent, « L'Homme qui brûle » , Alban Lefranc à l'instar de Mana invente un personnage qui répond au nom de Luc.