Le rapport rédigé par l’historien Benjamin Stora à la demande du Président de la République sur « Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » a été rendu public le 20 janvier 2021. Benjamin Stora y formule une trentaine de recommandations concrètes, propositions avec l’ambition avouée de favoriser « la réconciliation entre les peuples français et algérien ».
Document important par l’étendue de la documentation, les différentes auditions effectuées et appuyé sur les multiples publications depuis quarante ans, l’historien natif de Constantine aborde ce sujet encore brûlant, toujours soumis aux aléas et manipulations politiciennes d’un côté comme de l’autre, avec une approche manifestement modeste, comme ne manqueront pas de lui reprocher les jusqu’au boutistes des deux camps.
Mais au-delà des risques encourus d’accusation de complaisance envers les gouvernants et notamment vis-à-vis d’Emmanuel Macron, président évidemment en campagne, ne faut-il pas faire preuve de discernement dans l’examen de ce document pour qu’enfin cette guerre, devenue guerre des mémoires, se termine ?
Ce pays étant toujours en campagne électorale, il faudrait bien un jour s’attaquer à dépasser les arrières-pensées possibles et les accusations politiciennes.
Un certain degré de pondération, peut-être de renoncement à des termes trop connotés politiquement n’est-il pas une condition indispensable dans une perspective d’avenir pour les générations actuelles et à venir. Que cette guerre franco-algérienne puisse enfin entrer dans l’Histoire, c’est-à-dire dépasser les rancoeurs et les passions tristes, près de 60 ans après.
Un oubli.
Si l’étendue des questions abordées et de certains faits longtemps niés de part et d’autre des deux rives de la Méditerranée force le respect et favorise une approche sereine, non - partisane, il demeure une question, qui reste, de mon point de vue, oubliée, refoulée.
Pour les psychiatres et les soignants engagés depuis des décennies dans les pratiques désaliénistes, dans la reconnaissance de l’humanité de la folie, le respect et la dignité dues aux personnes en souffrance psychique, les malades mentaux, cet oubli n’étonnera pas.
Combien de décennies a -t- il fallut pour que soit reconnu l’abandon à la famine et à la mort les 45000 malades dans les asiles psychiatriques français pendant la seconde guerre mondiale ? Tragédie que plusieurs auteurs, dont Lucien Bonnafé le premier dès 1948, ont nommé pour faire choc « l’extermination douce » puis « l’hécatombe des fous » par d’autres auteurs engagés [1]? Il a fallu la ténacité de quelques psychiatres et historiens pour faire aboutir cette reconnaissance qui s’est manifestée en 2016 par l’apposition sur l’Esplanade des Droits de l’Homme, d’une plaque par le Président de la République, François Hollande. Soixante et onze ans !
La tragédie algérienne n’a certes pas donné lieu à une telle horreur dans l’unique hôpital psychiatrique d’Algérie. Mais je me permets ce parallèle pour souligner le silence et l’oubli à propos de ce que les sociétés font aux malades mentaux.
Un abandon ?
En effet que sait-on de « l’abandon » en 1962 des malades mentaux dits « européens », internés, hospitalisés parfois en placement libre à « Joinville », l’hôpital psychiatrique de Blida ?
L’hôpital psychiatrique de Blida, nommé Joinville du nom d’un faubourg de cette petite ville à 40 km d’Alger, - comme on disait Charenton pour l’hôpital Esquirol en région parisienne-, était l’unique hôpital psychiatrique des trois départements français, quand la loi française du 30 juin 1838 avait décidé la création d’un asile psychiatrique par département. Une autre différence entre la France et l’Algérie dite française …
Depuis 1845 et jusque dans les années 30, nombre de malades étaient transférés, dans des conditions terribles, d’Algérie à l’hôpital Montperrin d’Aix en Provence. Ce n’est qu’à partir de 1927 qu’un premier bâtiment ouvrit à Blida. L’hôpital fut terminé et inauguré en 1938.
En 1962, l’hôpital psychiatrique avait une capacité de … 2220 lits ! 1500 personnes y étaient employées. Une petite ville comme un certain nombre des asiles en France, dont par exemple, Clermont de l’Oise, Ville Evrard, pour les plus importants.
Le transfert en métropole des patients dits européens s’est déroulé à partir de 1963, un an après l’indépendance. Que sait-on des conditions de leur « rapatriement » en France à partir de 1963 ? Quelques rares historiens travaillent sur cet événement. Mais combien de familles, de proches de ces malades ont connaissance de ces faits ?
Si toutes les populations de ce pays ont traversé des drames inouïs, ce drame de l’oubli des malades mentaux est refoulé, oublié, enfoui dans cette mer de douleurs, de souffrances partagées.
Ce pays ! Magnifique par sa géographie, la richesse de ses paysages, notamment ce Sahara fascinant, pays diversifié par son histoire ancestrale, par les cultures et populations qui l’ont construit au fil des siècles : tribus et peuplades multiples, berbères, chaouis, mozabites, juifs, touaregs, entre autres, puis arabes, ottomans, et … français qui ont suscité l’émigration d’espagnols, italiens, maltais, tétouanais au cours d’un peu plus d’un tout petit siècle.
Après l’immense violence que fut sa conquête pendant presque quarante années, ce pays a connu pour acquérir sa libération et son indépendance, les meurtres aveugles, les déplacements et déportations de population entières, la torture systématique, les disparitions et les assassinats ciblés, le terrorisme dans les villes et les campagnes, la peur de toutes et de tous, et pour finir le déchirement de l’exil pour ceux qui furent nommés pieds noirs, pour la quasi-totalité des communautés juives dont la présence bimillénaire sur cette terre est maintenant reconnue, et pour celles des familles de harkis qui ont pu échapper à la vengeance et aux assassinats terribles perpétrés dès le lendemain du 3 juillet 1962.
D'une histoire personnelle à une question pour nombre de descendants
C’est par une histoire toute personnelle, que je me suis penché tardivement sur la question des malades mentaux en Algérie. Il y a maintenant quatre ans, je me suis demandé quand, comment, pourquoi, un de mes oncles paternels avait été transféré à l’hôpital psychiatrique de Montauban ?
Cet oncle, né en 1897, médaillé de la grande guerre, avait été interné en 1961 à l’hôpital psychiatrique de Blida. Un vague souvenir restait présent à mon esprit : un matin de 1961, j’avais 12 ans, il était venu voir mes parents dans notre appartement sur les hauteurs d’Alger pour demander de l’aide. Je me souviens de son état quelque peu exalté, excité et euphorique … et du malaise de mon père, ne sachant trop quoi faire. Mes parents devaient partir pour nous accompagner à l’école, mon frère et moi, et eux se rendre à leur travail.
Un autre souvenir, c’est une visite à Montauban, sur le chemin de nos vacances dans les Pyrénées, l’été1965. J’avais 16 ans. C’était un sympathique bonhomme âgé mais souriant, dynamique et affable, content de voir notre petite famille, sa famille. Il était hospitalisé, mais libre de sortir de l’hôpital à sa guise. Nous avions été nous attabler à une terrasse. Il avait pris un café, moi je me souviens avoir demandé « une orgeat ».
Ce n’est que plus tard que j’appris qu’il était décédé en 1969, donc à 72 ans, toujours à l’hôpital de Montauban. J’ai retrouvé la correspondance de mon père avec lui, avec le médecin-chef du service, ainsi qu’avec les pompes funèbres. J’ai su que ma famille, mon père, ses autres frères et sœurs avaient maintenu le lien avec lui… mais j’ignore comment ont-ils été informés de son transfert de Blida à Montauban.
La tourmente de l'exode et celles et ceux qui sont resté.e.s
Comment dans la tourmente de ces deux derniers mois du printemps 1962, de la décision de partir d’Alger, dans cette conscience d’un départ définitif de notre terre natale, dans l’affolement de ce qui fut un authentique exode, nombre de familles de malades de Joinville n’ont pensé qu’à eux-mêmes et à leurs enfants pour « se sauver » en France, sauver leur peau, tant la peur sur le devenir de l’inconnu qu’ouvrait l’indépendance envahissait les esprits. D’ailleurs, au cours de ces deux derniers mois, sans doute percevant la fin d’une époque, nombre de vieillards allaient décéder…
Je ne veux pas imaginer ce qu’ont pu ressentir, vivre, penser ces malades hospitalisés qui devaient bien savoir ce qui se passait « dehors ». Car mon expérience de quarante années de psychiatre des hôpitaux m’a bien appris que malgré leurs désordres psychiques, les patients sont bien au courant de l’histoire et des événements politiques et sociaux qui existent de par le monde.
Je ne veux pas imaginer comment ils ont vécu le départ de leurs proches. Comment l’ont-ils su ? Ont-ils pu recevoir des lettres ? Quelles connaissances des événements de ces semaines leur était transmises par les infirmiers, par les employés de l’hôpital ? Nous savons bien qu’il était de coutume dans les asiles de ces années-là que les correspondances soient interceptées, lues, détruites, parfois conservées dans les dossiers sans être envoyées.
Quelle fut l’ambiance à l’hôpital dans ces derniers mois de la présence française et dans les premiers mois de l’indépendance ?
Grâce à un contact que j’ai pu avoir avec un collègue chef de service de psychiatrie à Blida, en 2016, il m’a transmis ce qui m’est apparu comme une débâcle : le départ précipité des quelques psychiatres de l’hôpital – à cette époque les psychiatres des asiles étaient peu nombreux - laissant les services et les malades aux personnels infirmiers.
Voici ce qu’il a répondu à ma demande sur la possibilité de l’existence des archives médicales de l’établissement :
« En 1962, il n'y avait plus qu'un seul psychiatre dans tout le pays. Très peu d'administration ; les infirmiers ont "tenu" l'hôpital de Blida comme ils ont pu. Il se sont apparemment très occupés des malades, mais très peu des archives. (Puis) quelques médecins coopérants étrangers, sont passés de façon assez peu régulière, ce qui fait que les archives médicales ont été délaissées... »
Joinville, l’hôpital psychiatrique de Blida, est nommé après l’indépendance « Hôpital Frantz Fanon ». En hommage à celui qui arriva en 1953 pour prendre le poste de 5ème chef de service tout récemment créé. Il y restera trois ans, démissionnant de son poste en 1956, car de plus en plus engagé dans la lutte pour l’indépendance. En réponse à sa lettre de démission, bien que français, il reçoit un arrêté d'expulsion d'Algérie ! Il rejoindra Tunis et la direction du FLN dans l’année qui suivit son retour en France.
Frantz Fanon dont l‘histoire de psychiatre politiquement engagé[2], pénétré de l’œuvre de Jean Paul Sartre, imprégné de la mouvance de psychothérapie institutionnelle grâce à son passage à Saint Alban en Lozère, son admiration pour François Tosquelles qu’il y avait connu, a entrepris au cours de ces trois courtes années de sa présence à Blida une transformation radicale des pratiques de soins. Il avait impulsé la création d’une école de formation pour les infirmiers, où il sollicitera la venue des CEMEA[3] pour des stages de formation, entre autres transformations[4]. Il y avait découvert la ségrégation entre les malades, les « indigènes » dans certains pavillons les français dans d’autres.
Et aujourd'hui ?
Demeure donc aujourd’hui tout un champ de travail historique à entreprendre pour tenter de retracer ces événements, ces transferts des malades vers les hôpitaux psychiatriques.
Existe-t-il dans les archives de ces hôpitaux des traces de l’itinéraire de ces personnes ? N’y aurait-il pas d’écrits, des dessins, des créations de ces malades dans leurs dossiers ?
Pourrons-nous entrevoir comment ces femmes et ces hommes ont vécu cette année 1962 ?
Comment ont-ils appris leur départ pour la France ?
Comment se sont déroulés ces départs ?
Ont-ils su où ils allaient être emmenés ?
Comment ont-ils pu l'interpréter pour celles et ceux qui déliraient ?
Comment ont-ils été accueillis dans les hôpitaux psychiatriques français déjà surpeuplés à cette époque avant la mise en œuvre de la sectorisation psychiatrique en 1972 ?
En fonction de quels critères furent-ils dirigés dans tel ou tel établissement ? Pourquoi furent-ils dispersés dans les différents HP sans cohérence avec les lieux de résidences de leurs proches ? Pourquoi Montauban ? Pourquoi Caen – comme me l’a évoqué un historien - ? Pour quoi Grenoble ?
Comment leurs familles ont - elles été informées ?
C’est à toutes ces questions que nous sommes tous, descendants ou non, en droit de pouvoir avoir quelques réponses.
Si nous savons que les fous, les malades mentaux, sont de tout temps parmi les plus oubliés, nous savons aussi que c’est souvent par quelque scandale, quelque dramatique fait divers qu’ils vont rappeler leur existence à la face du monde !
Parce que ces malades de Joinville méritent de sortir de l’oubli.
Parce que l’histoire de ces êtres humains nous concerne tous.
Parce que comme l’a énoncé François Tosquelles, ce psychiatre catalan réfugié en France pour fuir le franquisme, admiré par Franz Fanon, « Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme qui disparaît ».
Parce qu'il faut savoir, nommer les faits et les choses, se souvenir pour pouvoir oublier !
[1] Max Laffont, Patrick Tort, Armand Ajzenberg, Isabelle von Bueltzingsloewen, Michaël Guyader, Pierre Bailly-Salin, notamment.
[2] Auteur d’un livre qui a fait date, Peau Noire masques blancs, Ed. Seuil, 1952, préfigurant son ouvrage majeur, Les damnés de la terre, Ed. Maspéro, 1961 publié quelques semaines avant sa mort.
[3] Centres d'Entraînement aux Méthodes d'Éducation Active
[4] Alice Cherki : Frantz Fanon, Portrait. Ed. Seuil, septembre 2000.