Ce sont des mots, bien sûr, ces mots auxquels Emmanuel Macron nous a habitués : par exemple les riens, un « concept » inspiré de celui des sans-dents lancé par son prédécesseur François Hollande, ou encore les illettrées bretonnes, les fainéants, que sais-je encore.
Il est vrai qu’Emmanuel Macron n’a rien inventé : il a simplement choisi de cosigner aux côtés d’autres auteurs connus, tels Nicolas Sarkozy ou encore François Hollande, un épais bréviaire de mots à usage politique dont il se sert pour exprimer, sans états d’âme, son indifférence à l’égard des gens qui le dérangent, des gens qu’il n’aime pas vraiment, et ils sont nombreux.
Cette façon de ces trop nombreux responsables politiques de parler aux gens, une fois le pouvoir conquis, permet ainsi, pour asseoir leur puissance ou camoufler leur impuissance ou les deux en même temps, de pratiquer à l’envi l'art de diviser et de marginaliser les gens en peignant une société soigneusement morcelée dans un style qui fait ressortir ceux que l’on n’aime pas, mais sous des traits enlaidis à la manière du célèbre tableau attribué au peintre hollandais Jérôme Bosch, le Portement de Croix.
Mais voilà que Jean-Luc Mélenchon, à la surprise générale puisqu’il n’a pas conquis le pouvoir auquel il aspire, s’invite dans le club des co-auteurs de ce bréviaire en gravant dans la mémoire de l’opinion publique de nouveaux mots qui lui ont été révélés par un constat « dont il faut juste se rendre compte » : celui des lozériens intellectuellement à la peine !
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Mais quelle mouche l’a piqué à un moment de crise politique où il est indispensable que les acteurs politiques responsables gardent leur sang-froid, surtout à gauche ? Et de quel droit Jean-Luc Mélenchon se permet-il d’humilier des gens, comme ça, et de les rabaisser comme s’ils n’étaient que des riens irrécupérables ?
Cette admiration un peu démesurée pour l’élite intellectuelle a-t-elle d’ailleurs un sens ?
Personnellement, ce sont les autodidactes, ou quasi tels, qui m'ont toujours fasciné, eux qui ont tout ou presque tout appris par eux-mêmes, allez savoir pourquoi et comment, avant de laisser des traces indélébiles dans l'histoire de la musique, des lettres, des sciences, de la politique, du journalisme, peut-être même de la philosophie, ou plus silencieusement autour d'eux. Le hasard de l’histoire a fait connaître certains d’entre eux, par exemple le jeune Rimbaud, Évariste Gallois qui « À 15 ans, ... découvre les mathématiques ; à 18, il les révolutionne ; à 20, il meurt en duel »[1], Jean Monnet lui aussi dépourvu du moindre diplôme, ce qui ne l'a pas empêché d'écrire, quoiqu’on puisse aujourd’hui en penser, quelques-uns des chapitres fondateurs de la construction européenne, Ambroise Croizat cet ouvrier devenu ministre puis redevenu ouvrier qui a mis en place la sécurité sociale, pas moins, ou encore André Malraux, dont le curriculum vitae est aussi dépourvu de diplômes que celui de Monnet.
Il reste que la plupart d’entre eux sont restés inconnus.
Mais en faisant l'effort d'observer un peu autour de soi, y compris du côté de la Lozère, et de s’intéresser vraiment aux gens, y compris les lozériens, l'on découvre qu'il y a aussi tous ces taiseux, ces « diplômés de l'école buissonnière », ces « bac moins quelque chose », tous ces artisans, ouvriers, paysans, saltimbanques et autres soi-disant illettrés, oubliés de l'histoire de notre civilisation, ces riens qui, sans avoir fréquenté les amphithéâtres universitaires ou les bancs des grandes Écoles, et sans rien d'autre que leur envie et leur passion de faire dans le vrai et de transmettre du bien et du beau, ont construit de leurs mains savantes des cathédrales, ciselé ou peint à la perfection des œuvres d'art plus belles les unes que les autres, assuré avec talent la transmission des savoirs et des chefs-d’œuvre de l'esprit, créé et chanté des mélodies intemporelles, imaginé et choyé nos villes, nos villages, nos paysages ou encore notre art culinaire.
Ce sont ces femmes et ces hommes-là qui ont façonné la France pour qu’elle ne stagne pas dans un état de simple société, mais pour qu’elle devienne civilisation. L’intelligence, c’est ce qui laisse des traces de ce genre ! Et croyez-moi M. Mélenchon, de ces gens-là, il y en a eu et il y en a toujours en Lozère !
Pour conclure, comment ne pas citer George Orwell, ce journaliste inspiré et visionnaire, découvert sur le tard, pourfendeur de la technocratie et du totalitarisme de « Big Brother » et pour qui, notamment, c’est « l’homme ordinaire » qui comprend le mieux la vie et sait mieux que quiconque lui donner tout son sens. Il revendiquait d’ailleurs en être un, de ces gens ordinaires. En parlant de lui-même, il écrivait ainsi, en 1939, « Je ne suis pas un imbécile, mais je ne suis pas non plus un intellectuel. En temps normal, mon horizon ne dépasse pas celui du type moyen de mon âge, qui gagne sept livres par semaines et qui a deux gosses à élever. Et pourtant, j’ai assez de bon sens pour voir que l’ancienne vie à laquelle nous sommes accoutumés est en voie d’être détruite jusque dans ses racines. Je sens que ça vient ». Un an plus tard, dans son journal, il ajoutait que « les gens comme nous comprennent mieux la situation que les prétendus experts, et ce n’est pas par leur talent de prédire des événements spécifiques, mais bien par leur capacité de saisir dans quelle sorte de monde nous vivons. En tout cas, j’ai su dès 1931 … que nous nous préparions un futur catastrophique ».
Les « gens ordinaires » qui se triturent les méninges, pas à la manière de beaucoup de ces intellectuels en mal de célébrité qui se bousculent dans les médias, se rendent compte en leur for intérieur que le monde va mal, aujourd’hui plus que jamais, parce qu’ils sont les premiers à en souffrir.
Quel dommage, tout de même, que nos dirigeants actuels, leurs experts et leurs communicants ne soient pas un peu plus ordinaires ! Jean-Luc Mélenchon devrait lire Orwell …
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Il y a comme ça des mots insupportables, des mots blessants, humiliants que même les regrets parfois murmurés avec gêne par ceux qui en abusent n'empêcheront pas de laisser s’ancrer insidieusement dans les mémoires de profonds stigmates, plus profondément enracinés qu'ils ne l’imaginent. Jean-Luc Mélenchon, qui rêve de devenir un jour le président des français, de tous les français, y compris les lozériens, devrait y penser !
[1] François-Henri Désérable, « Évariste », Gallimard, 2015